09.02.19

Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

Fragment no 108

Lumières de l’Est européen


Pour surmonter une crise, il faut d’abord la comprendre. Pour comprend­re une crise, il faut savoir écouter ceux qui peuvent nous en expliquer les causes et les évolutions méconnues. Le politologue bulgare Ivan Krastev est une telle voix. La voix de l’Est, comme l’appelait le quotidien Le Mon­de. Elle peut nous expliquer pourquoi des politiciens nationalistes ont été élus et réélus dans certains pays d’Europe de l’Est durant les dix derniè­res années. Ceux-ci remettent en cause les principes fondamentaux de la Communauté européenne, comme l’état de droit de la démocratie, et pourraient ainsi provoquer la désintégration de l’UE.

Selon Ivan Krastev, les gens n’ont pas changé d’avis en Pologne, en Hon­grie, en Bulgarie ou en Tchéquie pendant la dernière décennie. Ils ne sont pas devenus antieuropéens après avoir été des Européens con­vain­cus. C’est leur composition qui a changé. Beaucoup d’Européens de l’Est bien formés, jeunes et ouverts ont quitté leurs pays. Pour deux raisons surtout, dit Krastev. La première découle du caractère spécifique, par­ti­cu­lier des révolutions de 1989. Il ne s’agissait pas alors de bâtir une nou­vel­le société, mais d’installer une société «normale», comme l’Europe oc­ci­dentale la connaissait depuis longtemps. À peine la nouvelle liberté (de mouvement) conquise, ceux qui le pouvaient l’ont saisie. Ils sont partis. Sont restés avant tout ceux qui se sentent perdants, ceux qui sont frustrés et manquent de confiance.

Deuxième raison: la crise économique accablante pour beaucoup depuis une dizaine d’années, avec un terrible chômage des jeunes à la clé. Ainsi, 21 % des Bulgares et 27 % des Lettons ont quitté leur pays dans les 30 dernières années. En Roumanie, 3,4 millions de personnes sont parties, dont les trois quarts avaient moins de 35 ans; en Hongrie, les départs ont été plus nombreux durant la dernière décennie qu’après l’invasion soviétique de 1956. Pour Krastev, «la politique nationaliste dans les pays d’Europe orientale ne vise pas d’abord à empêcher l’ar­ri­vée de réfugiés; elle s’oppose avant tout à l’exode de leurs citoyens et citoyennes.»

Ces nouveaux nationalistes, qui sévissent aussi dans l’ouest de l’Europe quoique pour d’autres raisons, ont plongé l’UE dans une période de dés­intégration, selon Kratsev. Pour lui, elle est comparable à la désinté­gra­tion de l’Empire des Habsbourg au début du XXe siècle. Elle force l’Europe à redéfinir sa conception de la démocratie, à questionner les principes qui la fondent et à un dialogue permanent entre les différents Européens. Il serait dangereux de donner à nouveau raison à l’historien hongrois Istvan Bibo, qui affirmait dès 1946 que la démocratie en Europe centrale a toujours été victime des puissances voisines et que «tout gain de liberté nuit à l’intérêt national». Krastev fait ainsi très probablement allusion à une réforme fédéraliste de l’UE: une Union fédéraliste qui as­so­cierait une plus grande unité à une diversité consolidée, de même qu’un rééquilibrage des chances de vie entre tous les partenaires, au lieu de mettre en danger leur existence.

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Ivan Krastev, né en 1965 à Lukovit (Bulgarie), a étudié les sciences politiques et a fondé 1991 le Centre d’études libérales à Sofia. Après avoir fait des recherches pendant plusieurs années à Berlin et Vienne,
il travaille actuellement à Washington. C’est l’un des intellectuels
les plus écoutés d’Europe de l’est.

«
Pourquoi la démocratie est-elle devenue si bridée et autoritaire dans bien des pays d’Europe orientale? La réponse à cette question tient au caractère particulier des révolutions de 1989 par lesquelles ces pays se sont libérés de l’influence soviétique. Contrairement à d’autres révolutions, il ne s’agissait pas de trouver une meilleure utopie sociale. Les révolutionnaires voulaient pouvoir mener une vie normale, comme en Europe occidentale. Une fois libres, ce sont les personnes bien formées et d’esprit libéral qui ont émigré à l’Ouest. (...) Cela a entraîné une panique démographique dans des sociétés vieillissantes à bas taux de natalité, avec en outre la crise économique dès 2008. Sur ce fond, les partis nationaux-conservateurs et autoritaires ont commencé à gagner les élections en s’opposant à l’Occident; en mettant l’accent sur les singularités nationales, ils voulaient se démarquer de l’Ouest afin de décourager les citoyens et citoyennes de continuer à émigrer.
»

Extrait de deux articles publiés par Ivan Kastev en 2018, La révolution anti-libertés en Europe de l’Est, le long chemin vers le déclin de la démocratie, dans Foreign Affairs (New York), et (avec Stephen Holmes) Comprendre l’Europe de l’Est, imitateurs et leurs mécontentements dans Journal of Democracy (Baltimore).Son dernier livre en francais
Le Destin de l’Europe (Premier Parallèle, 2017).


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