19.01.2019

Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

Fragment no 105

La peur menace la démocratie


Le titre original d’un film de 1974 dû au réalisateur avant-gardiste alle­mand Rainer Werner Fassbinder, Angst essen Seele auf (La peur mange l’âme) – sorti en français sous le nom Tous les autres s’appellent Ali - est devenu une sorte d’expression dans sa langue. Ce film montre comment des voisins hostiles cherchent à briser l’amour d’Emmi, une femme de ménage de Munich, pour un Marocain de vingt ans son cadet. Si la philo­sophe Martha Nussbaum avait pensé à ce film, elle aurait pu intituler son dernier livre La peur dévore la démocratie au lieu de La monarchie de la peur.

La philosophe américaine a toujours expliqué, dans son enseignement pendant 50 ans et ses 24 livres, comment une bonne vie reste possible dans notre société souvent malveillante, et ce qui en fait le sens. La question peut sembler naïve. Mais pour cette femme de 71 ans - légende vivante d’une penseuse publique selon un journal de la côte ouest des États-Unis - c’est là justement l’expression de la crise politique que nous vivons.

Car, pour Martha Nussbaum, la société américaine est, pour le moins, envahie de peurs, c’est une monarchie de la peur. Et son roi, le président américain, tire son pouvoir de ces peurs et les exacerbe. Les gens ont peur des immigrés et des étrangers; ils redoutent les effets de la globa­li­sation et de la concurrence, la perte du contrôle de leur vie; ils ont peur du chômage, des conséquences du réchauffement climatique, du déclin social, de la perte d’affection, de la violence. Toutes ces peurs rendent les gens solitaires, renfermés, irrités, faibles, jaloux, haineux et impuis­sants, ce qui les angoisse encore plus. Ce cercle vicieux de la peur sape la démocratie.

Pour Martha Nussbaum, la démocratie implique l’espoir et la confiance. Les gens doivent être enclins à l’ouverture et aller à la rencontre des autres, en étant conscients de toutes les différences et de la pluralité qui font notre société. Les démocrates cherchent d’autres gens pour discuter et déceler avec eux les causes de ces peurs, surmonter les craintes dues à l’homme. Martha Nussbaum voit deux modèles qui incarnent de telles capacités démocratiques d’animation: l’ancien président américain Frank­lin D. Roosevelt et le militant des droits civiques Martin Luther King. «La démocratie n’a pas besoin de peur, mais de confiance en soi et dans les autres, confiance que les causes des peurs pourront être surmontées ensemble. Nous devons donc nous joindre à d’autres personnes aux vues similaires, rechercher, discuter et combattre l’origine de toutes ces craintes.» Cela n’est possible qu’ensemble. Seuls, les hommes ne sont pas seulement impuissants, ils perdent l’espoir et désespèrent. Sans parler de l’amour.

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Martha Nussbaum est née en 1947 à New York, a passé sa jeunesse
à Philadelphie et a étudié la philologie classique. Elle a enseigné la philosophie et la philologie classique entre 1980 et 1995 aux universités Brown (Rhode Island) et de Helsinki. Depuis 1995, elle est professeure de droit et d’éthique à Chicago. Martha Nussbaum est une des intellectuelles engagées parmi les plus reconnues des États-Unis.

«
Aujourd’hui, beaucoup de gens se sentent impuissants dans les pays démocratiques, ils ont peur que le contrôle de leur vie leur échappe. (...) Cette peur est dangereuse pour la démocratie. (...) Dans les sociétés actuelles, la peur se mêle à la colère, au dégoût, aux accusations, formant un breuvage très dangereux; elle cherche des victimes et étouffe la confiance. (...) Dans une démocratie, il faut donc examiner précisément ces peurs et les maîtriser pour les empêcher de dégager leur poison. (...) On peut surmonter la peur par une communication publique raisonnable. (...) Dans les démocraties, nous sommes capables d’informer, de débattre et d’argumenter aussi longtemps qu’une crainte justifiée peut être différenciée de ses excès inutiles,
toxiques, foudroyants.
»

Extraits d’une conversation entre Martha Nussbaum et Elisabeth von Thadden en marge de la sortie du dernier livre de la philosophe, Monarchie de la peur, publié le 10 janvier 2019 dans l’hebdomadaire de Hambourg Die Zeit. Dernier livre de Martha Nussbaum publié en français: La fragilité du bien: fortune et éthique dans la tragédie et la philosophie grecques, Editions de l’Éclat (2016).


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