10.11.2018
Quotidien Jurassien
Mosaïque de la Démocratie
Fragment no 95
|
«Illibéral» signifie «non démocratique»
Ceux qui veulent afficher de nouvelles notions politiques doivent faire particulièrement attention. Elles entraînent des malentendus plutôt qu’une meilleure compréhension d’une réalité complexe. C’est notamment le cas du terme démocratie illibérale, lancé il y a vingt ans par le journaliste américain Fareed Zakaria. Il parlait de régimes dont les dirigeants étaient arrivés au pouvoir par le biais d’élections plus ou moins démocratiques, mais qui affaiblissaient la séparation des pouvoirs, l’indépendance des tribunaux et des médias ainsi que les droits fondamentaux des citoyens et citoyennes. Aujourd’hui, les régimes en place en Hongrie, en Pologne, en Turquie ou en Russie figurent comme des exemples de démocraties illibérales.
Le premier ministre hongrois Viktor Orban s’est lui-même réclamé de l’illibéralisme dans un discours prononcé en 2014. Il y jouait avec la notion complexe de libéralisme. Pour lui, des États autoritaires comme la Russie, la Chine, Singapour ou la Turquie sont plus concurrentiels que les classiques démocraties occidentales libérales. Il affirmait vouloir bâtir un État illibéral, c’est-à-dire non libéral. Il ne niait pas les valeurs fondamentales du libéralisme, comme la liberté, mais refusait d’en faire un élément central de l’organisation de l’État. Le régime d’Orban a limité l’autonomie de la culture et la science, pris le contrôle de la justice et des médias, et placé gouvernement et parlement au-dessus de la Constitution. Au nom du libéralisme économique, Orban ignore ainsi les valeurs fondamentales de l’État de droit, pour lequel la démocratie ne peut pas être limitée au pouvoir de la majorité. Cette erreur est d’ailleurs aussi le faux centre de l’initiative dite «d’autodétermination» de l’UDC. En effet, beaucoup oublient aujourd’hui qu’elle a été lancée pour protester contre la décision du Tribunal fédéral de ne pas expulser un Suisse-Macédonien coupable de trafic de drogue. L’initiative UDC pour le renvoi des étrangers criminels a bien été acceptée en 2010, mais la Constitution fédérale contient aussi d’autres droits fondamentaux, dont le respect de la proportionnalité, qui étaient respectés par les juges fédéraux.
Comme les lectrices et lecteurs du Quotidien Jurassien le savent depuis longtemps, la démocratie, même directe, ne peut pas être réduite à un seul de ses aspects, par exemple la majorité du peuple ou du parlement. La démocratie est en réalité une mosaïque de droits, principes, procédures, institutions et de valeurs qui doivent tous être également respectés. Les politologues allemands Nils et Michael Meyer disent ainsi: «Le terme de démocratie illibérale suggère deux modèles de démocratie: le premier libéral, fondé sur la séparation des pouvoirs et les droits des minorités, l’autre dit illibéral, basé sur un gouvernement fort qui impose la volonté de la majorité ou prétendument du peuple.» Mais ceci, on l’a vu, n’est qu’une suggestion. Tous les éléments des deux modèles appartiennent à la démocratie - la séparation des pouvoirs, les droits des minorités tout comme la validité d’une décision majoritaire. Au lieu d’afficher l’apparence de la démocratie en qualifiant ajoutant l’adjectif d’illibéral un régime autoritaire et despotique, il vaut mieux dire clairement que c’est tout simplement non démocratique.
------------------------
Cas Mudde, né en 1967 à Amsterdam, spécialiste hollandais des sciences politiques qui enseigne dans le monde entier. Il est actuellement professeur assistant à l’Université de Géorgie, à Athens (USA). Il travaille principalement sur l’étude comparative des partis politiques, des mouvements sociaux et de l’extrémisme en Europe et aux États-Unis.
«
Le libéralisme antidémocratique n’est pas une réponse correcte aux toujours plus nombreuses démocraties autoritaires 'illibérales', mais leur cause principale. Avec la vision sérieuse de la démocratie libérale ouverte qui devrait être la nôtre, nous devons combattre tant les 'démocraties illibérales' que le libéralisme antidémocratique. (...) Nous devrions cesser d’affirmer qu’il n’y a pas d’alternatives politiques à nos décisions, et remettre un peu plus de valeurs et de discussions dans la politique. (...) Bref, il nous faut plus de démocratie et non pas moins.
»
Extrait de l’article de Cas Mudde «Quand les démocraties illibérales gagnent, la réponse c’est plus de démocratie et non pas moins», paru le 6 juillet 2018 dans le Guardian de Manchester.
Kontakt mit Andreas Gross
Nach oben
|