18.08.2018

Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

Fragment no 86

L’érosion de la démocratie


Pour l’experte californienne en sciences politiques Wendy Brown, élève de Sheldon Wolin, présenté ici la semaine dernière, c’était la plus grande ironie politique du 20e siècle.

Qu’au moment même où, à la fin de la guerre froide, certains experts annonçaient un triomphe global et durable de la démocratie, avait com­mencé la déliquescence conceptuelle et l’érosion substantielle de cette même démocratie. Wendy Brown: «En l’espace de 30 ans, la dé­mocratie devait être ruinée, devenir un fantôme, et son avenir paraître toujours plus difficile et invraisemblable.»

Cette érosion de la démocratie a pour Wendy Brown une cause évidente: La révolution insidieuse du néolibéralisme! Par cette expression, la Ca­li­fornienne entend bien plus qu’une foule de procédés de politique éco­no­mi­que, une idéologie ou une restructuration des rapports entre État et économie. Pour elle, le néolibéralisme signifie l’économisation de tous les modes de vie et de tous ses domaines, pour étendre le modèle du mar­ché à tous les domaines de la vie et à toutes les activités humaines. L’homme n’est plus citoyen, mais une pièce de capital humain, en con­currence sur le marché du travail avec les autres capitaux humains. L’Homo politicus cède la place à l’Homo oeconomicus. Les humains de­viennent des concurrents entre eux, la vie une compétition diversifiée permanente, il ne s’agit plus que de la maximation du profit, de l’ef­fi­cience suprême, l’engagement devient investissement. La société se défait. Les États se considèrent comme de grandes entreprises, les partis se vendent comme des articles de marché. La politique disparaît, tout n’est plus que business, la liberté n’est plus que celle de l’économie, la justice une idée du passé, la fraternité une illusion d’avant-hier. Le monde devient une unique place de marché, respectivement le lieu de centaines de marchés. Le prix devient l’unique valeur, décisive. L’État se borne à fournir des conditions optimales de marché et de concurrence.

Wendy Brown: «La solution néolibérale des problèmes consiste toujours en plus de marchés, des marchés plus complets, plus 'libres'. En laissant les marchés décider de notre présent et de notre avenir, le néolibéralisme abandonne complètement le projet d’une maîtrise individuelle ou com­mu­ne de l’existence.« Bilan de cette analyse: stoppons une néolibéralisation accrue de notre existence partout où c’est possible. Utilisons ce qui nous est resté de la démocratie pour empêcher que son érosion continue. Il n’est pas encore trop tard pour cela. Justement en Suisse, dont la démo­cratie directe a récemment été couverte d’éloges par Wendy Brown dans une interview de NZZ am Sonntag. Elle ignorait sans doute que le ré­dac­teur en chef de la NZZ s’est ouvertement donné corps et âme au néo­li­bé­ra­lisme.

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Wendy Brown, née en 1955 à Santa Cruz, est une Californienne de souche; elle a étudié la théorie politique à Berkeley avec Sheldon Wolin, à qui elle a succédé comme professeure de sciences politiques
à l’Université de Californie.

«
La rationalité politique néolibérale menace la maîtrise des forces antidémocratiques en écartant l’idée véritable du peuple, en déclarant l’Homo oeconomicus vainqueur de l’Homo politicus par son hostilité envers la politique. (...) Il n’y a plus de lieu pour le peuple ou son action politique, en particulier les débats politiques sur les principes généraux qui organisent et dirigent la communauté. Au-delà, la valeur – et même la compréhension – de la souveraineté populaire est éradiquée dans la mesure où la mise à l’écart du politique et l’inondation du discours public par des catégories de la gouvernance éliminent les catégories du peuple comme de la souveraineté. 'L’économisation' remplace un vocabulaire politique par un vocabulaire mercantile, le vocabulaire politique cède la place à un vocabulaire de gestion. Leur combinaison transforme la promesse démocratique de pouvoir partagé en la promesse de gestion d’entreprise et de portfolio au niveau individuel et collectif.
»

Tiré du dernier livre de Wendy Brown Undoing the Demos
(New York 2015), à paraître en septembre 2018 en français aux
Editions Amsterdam à Paris sous le titre Défaire le démos:
Le néolibéralisme, une révolution furtive
.


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