26 mai 2018

Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

Fragment no 77

Il ne faut pas avoir peur du peuple


C’est aux questions les plus simples qu’il est le plus difficile de répondre, on le sait. Cela s’applique aussi à la démocratie et à la définition de ce Demos qui appartient à cette idée et en forme la base. La première ré­pon­se, c’est le peuple, traduction du mot grec Demos. Mais qui est ce peuple? De quelles personnes se compose-t-il? Et pourquoi toujours plus de gens semblent-ils éviter toute référence à ce mot dans la conversation publique, préférant parler de population?

L’aversion courante envers la notion de peuple est une réaction à l’abus qu’en font ceux qui nourrissent leur fierté par la démarcation des autres, leur exclusion, l’élimination de tous ceux qui paraissent différents et ne sont pas à leur place. C’est confondre le démos avec l’ethnos, l’homme avec la même race, la même origine, le même arbre généalogique ou la même résidence séculaire. La philosophe allemande Ingeborg Maus explique cette confusion par la résurgence du «nationalisme de mauvais aloi, du nationalisme ethnique», qui n’a rien à faire avec la souveraineté démocratique du peuple.

À cette version nationaliste du peuple, Ingeborg Maus oppose la notion des Lumières. La notion de peuple issue des mouvements démo­cra­ti­ques révolutionnaires, grâce auxquels les hommes se sont battus pour la démocratie et leur souveraineté: «Le peuple s’est seulement constitué par la volonté de se donner une constitution et de vivre sous son emprise. Le peuple n’a pas été défini par le destin historique, encore moins par une origine commune, ni par un territoire, une culture, une langue, mais uniquement par l’acte de se donner une constitution commune.» Cette pluralité societale moderne, qui réunit des personnes de langues, origines et identités culturelles très différentes, s’exprime parfaitement par le terme de nation voulue (en allemand Willensnation), l’image que se donnait la Suisse dans la deuxième partie du 19 siècle.

Ainsi, l’É tat n’est pas non plus souverain dans une démocratie, mais c’est le peuple. Ingeborg Maus: «Pas comme communauté populaire, mais d’intérêts, c’est-à-dire comme groupe en principe hétérogène de citoyens et citoyennes qui se donnent la loi avec laquelle ils souhaitent vivre.» C’est pourquoi l’article 2 de la Constitution jurassienne stipule: «La souveraineté appartient au peuple». Et ce peuple a aussi le droit de décider lui-même qui doit lui être intégré en se rapprochant du principe démocratique d’après lequel tous ceux qui sont touchés par une décision doivent y participer directement ou indirectement. Dans le Jura par exemple, ce sont tous les étrangers et étrangères qui y résident depuis plus de dix ans.

Ingeborg Maus s’oppose aussi à la thèse selon laquelle l’absence pré­su­mée d’un peuple européen ferait obstacle à la mise en place d’une dé­mo­cratie européenne. Son opinion est juste contraire: «Je veux contrer cette argumentation nationaliste sur le plan politique: lorsque la population européenne adopte par décision référendaire un projet de constitution européenne présenté et discuté à fond, elle se constitue par là même comme peuple européen.»

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Ingeborg Maus est née en 1937 à Wiesbaden, capitale du Land de Hesse. Philosophe politique elle était professeure à l’Université Goethe de Francfort, ou elle a enseigné la théorie politique et l’histoire des idées. Elle est, dans l’esprit d’Emmanuel Kant, l’une des théoriciennes de la démocratie les plus profilées d’Allemagne.

«
Lorsque la notion souvent pervertie de peuple est aujourd’hui remplacée, dans une bonne intention, par celle de population, on élimine justement la fonction politique qui avait justifié la théorie du contrat social comme le pouvoir législatif et constitutionnel du peuple. Rousseau et Kant identifient la constitution du peuple avec celle du souverain démocratique. Ils définissent le peuple comme le produit d’un contrat social entre gens libres et égaux, qui contient déjà, sur la base de sa structure symétriquement égalitaire, le principe d’organisation démocratique qui exprime juridiquement et concrétise sans cesse le peuple actif dans son travail constitutionnel et législatif.
»

Tiré de l’introduction d’Ingeborg Maus à son livre (en allemand) Sur la souveraineté populaire, éléments d’une théorie démocratique (Frankfurt am Main, 2011); il n’existe malheureusement aucune traduction française d’Ingeborg Maus, qui travaille actuellement à un grand livre sur
Jean-Jacques Rousseau.


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