28 avril 2018
Quotidien Jurassien
Mosaïque de la Démocratie
Fragment no 73
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Nous vivons une révolution et une contre-révolution
Les révolutions sont rares. Une révolution ne se produit pas de bouleversements radicaux tous les jours. Les gens ne sont donc pas nombreux à pouvoir dire qu’ils ont vécu des périodes révolutionnaires. Néanmoins, les politologues Kishore Mahbubani (Singapour) et Jan Zielonka (Oxford, GB) affirment que nous en vivons deux en ce moment, une «révolution globale» et une «contre-révolution européenne». Toutes deux sembleraient même avoir des racines fort semblables.
Pour le politologue et diplomate Kishore Mahbubani, une révolution psychologique est en cours: «En Occident, la confiance en l’avenir, la confiance que la vie sera meilleure demain, a disparu, alors que l’optimisme se répand dans le reste du monde; dans des nations en plein essor comme la Chine et l’Inde, des milliards de personnes croient depuis peu que leur propre vie et celle de leurs enfants seront meilleures que celles de leurs parents» (NZZ am Sonntag du 22 avril 2018). Mahbubani se l’explique par un déplacement économique global. En 1980, les USA auraient encore fourni un quart de la production économique mondiale, la part de la Chine se chiffrant à environ 2,2 %; en 2017, la Chine a dépassé les USA. Les temps où l’Occident façonnait le monde sont terminés. Selon Mahbubani, une erreur a été commise par tous ceux qui ont cru qu’après la fin de la Guerre froide, en 1989, la démocratie libérale de l’Occident serait le modèle du monde pour l’éternité.
Pour le politologue libéral Jan Zielonka, les énormes erreurs des libéraux victorieux en 1989 expliquent aussi le succès de la contre-révolution qui selon lui déferle actuellement sur l’Europe. Dans l’excitation post-révolutionnaire qui a succédé à la Guerre froide, les libéraux ont certes durant les deux dernières décennies et demie déchaîné l’économie, donné des ailes à la croissance, maximisé les profits et décuplé les rendements. Mais devenus néo-libéraux, ils ont complètement oublié de faire en sorte que tous profitent de ce boom et que personne ne soit laissé tomber. Les êtres humains ont disparu du champ de vision de trop de néo-libéraux. Les élites ont ignoré de trop grandes parts de la population, se sont bornés à les instrumentaliser dans l’intérêt de leurs seules affaires, oubliant de partager justement tous les fruits du progrès. Conséquence: les succès croissants lors des votes et élections pour les nationalistes antilibéraux, que ce soit Kaczynski, Orban, Fico, Farage, Le Pen, Wilders, les Legas ou autres Alternatives d’extrême-droite. Jan Zielonka - un Silésien élevé en Pologne qui possède la nationalité néerlandaise, travaille en Angleterre et paye des impôts en Italie, comme il aime à manifester son identité europeénne - tire un bilan: parce que nous libéraux avons si mal servi tant de gens, «il y a aujourd’hui des forces à l’œuvre pour changer à nouveau le système qui s’est imposé après 1989; en fait, nous assistons à une contre-révolution opposée à la révolution de 1989.»
Le transeuropéen Zielonka est ainsi l’un des premiers libéraux à affirmer clairement leur responsabilité dans le nouveau nationalisme réactionnaire. Il trouve aussi le courage de proposer une méthode pour y remédier. Une transformation de l’UE contraignant tout pouvoir à tenir compte des besoins de tous, à prendre leurs intérêts au sérieux et à les faire participer aux fruits des progrès économiques. Cela permettrait aussi aux Européens de regagner la foi en l’avenir que beaucoup d’Asiatiques viennent de trouver selon Mahbubani. La foi dans un monde qui permet à tous de déployer leurs capacités et besoins, et ainsi de trouver partout dans le monde un lieu où se sentir bien.
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Jan Zielonka, né en 1955 à Varsovie, il étudie le droit, l’histoire, les sciences politiques et le journalisme. Il enseigne aux Pays-Bas et à Florence avant de devenir professeur de politique européenne depuis 2004 à Oxford (Royaume-Uni).
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Dans l’Europe des années 1960 et 1970, le souci de l’état-providence et l’idée de la responsabilité sociale régissaient le discours libéral. Le sens commun voulait permettre l’épanouissement de l’individu. Tout cela a disparu dès 1989. Les néo-libéraux ont créé une fausse contradiction entre la société et l’individu. Cela a conduit les libéraux à livrer les gens sans défense à de puissants marchés transnationaux et systèmes internationaux indifférents à leur sort. Cette oligarchie libérale a sans doute été l’une des raisons pour lesquelles tant d’Européens se sont mis à élire des contre-révolutionnaires nationalistes. Ce n’est pas en les attaquant pour cela que nous pourrons les récupérer.
»
Tiré du dernier des 17 livres de Jan Zielonka, paru en avril 2018 sous le titre La contre-révolution: l’Europe libérale en retard chez Oxford University Press.
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