21 avril 2018
Quotidien Jurassien
Mosaïque de la Démocratie
Fragment no 72
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Une victoire électorale ne suffit pas pour la légitimité
Le produit le plus cher de la démocratie est la légitimité. Par exemple, des élections parlementaires démocratiquement loyales fournissent un parlement légitime à l’É&tat concerné. Mais qui décide si un résultat électoral est légitime? Non un arbitre comme pour un match de football ou de hockey, mais paradoxalement, ou justement par voie démocratique, les perdants de l’élection. La légitimité peut être décrite et explicitée comme l’approbation du résultat par les battus.
Le défi est donc élevé pour présenter un résultat légitime. Qui souhaite un résultat légitime après une élection doit arranger les différents éléments de la procédure électorale avec le plus grand soin et une totale loyauté. Cela signifie toujours que le concurrent obtient les mêmes chances et n’a pas l’impression d’être lésé dans cette compétition politique. Cela commence par la loi électorale, la disposition des cercles électoraux, cela dépend ensuite de l’existence de médias divers, ouverts et pluralistes, auxquels l’accès est à peu près égal pour tous les candidats. C’est seulement comme cela que ceux-ci atteignent les citoyens et citoyennes qui les jugent et font leur choix parmi eux. La qualité de la procédure électorale, qui décide de la légitimité du résultat, dépend aussi des possibilités des citoyens et citoyennes de se rencontrer, de s’organiser et d’acquérir assez de ressources pour s’exprimer, faire entendre et discuter en public des objectifs et des méthodes programmatiques.
Si nous plaçons la Hongrie face à ces exigences, le test de légitimité des élections qui y ont eu lieu l’avant-dernier week-end est impitoyable. Les centaines de milliers de personnes l’ont manifesté il y a une semaine en protestant dans toutes les grandes villes contre l’irrégularité des élections. Avec moins de la moitié des voix, le chef du gouvernement sortant Viktor Orban a de nouveau remporté deux tiers des sièges du Parlement, ce qui lui permet même de changer la constitution quand il veut, ce qui ne nécessite pas d’approbation populaire en Hongrie. La protestation postélectorale visait aussi les moyens beaucoup plus grands dont s’est servi le parti au pouvoir: tous les médias importants étaient contrôlés par le gouvernement et ont livré une propagande lourdingue à la place de discussions critiques sur les voies possibles vers un avenir meilleur pour tous les Hongrois. Les notions clés de la propagande manipulatrice d’Orban: patrie, nation et menace. Dans un pays qui ne compte presque aucun réfugié, que 800'000 personnes ont quitté depuis 2010 et où il n’y a presque aucun retour, la propagande d’Orban a instrumentalisé la «peur ancestrale des Hongrois face aux ingérences extérieures» (selon le journaliste Peter Münch), mettant en garde contre une «invasion musulmane» qui serait orchestrée par l’ancien Hongrois Georges Soros, aujourd’hui milliardaire américain et philanthrope.
Judicieusement, le succès électoral illégitime d’Orban a illustré le bilan de l’eurodéputée néerlandaise Judith Sargantini, qui a présenté au début de cette semaine à Strasbourg un rapport de 26 pages sur l’état de la démocratie en Hongrie. Son bilan: la démocratie est menacée aussi systématiquement que l’État de droit (l’indépendance de la justice a disparu depuis longtemps) et les droits fondamentaux: la liberté d’expression, de recherche et de rassemblement est fortement limitée, les organisations non gouvernementales sont persécutées, les droits des minorités, surtout des Roms, sont remis en cause. Pour le démocrate-chrétien Frank Engels, l’État et la victoire d’Orban sont bâtis sur la haine. Les observateurs électoraux de l’OCDE ont parlé d’un espace réduit pour des débats politiques honnêtes. Dans de telles circonstances, des élections sont possibles, mais le nouveau Parlement et le pouvoir gouvernemental qui se base dessus n’ont aucune légitimité.
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Agnes Heller est née à Budapest en 1930. Elle a survécu à l’holocauste dans le ghetto de la ville, ainsi qu’à une exécution planifiée par des extrémistes de droite fascistes et antisémites. Devenue philosophe marxiste réformiste, elle a fui le régime communiste en 1977, d’abord pour l’Australie, ensuite pour New York, où elle a enseignée à la New School of Social Research. En 1989, elle est retournée en Hongrie, où elle s’occupe surtout avec les études sur les formes modernes du totalitarisme.
«
L’orbanisme est une tyrannie qui est cautionnée tous les quatre ans par des élections. Elle s’appuie sur une clientèle devenue riche, dont la loyauté est achetée. Son effet sur les masses s’exerce par une idéologie extrémiste dont les principaux éléments sont: un nationalisme raciste, la production d’images hostiles, la fabrication d’un sentiment de menace, la lutte permanente contre quelque chose ou quelqu’un qui voudrait anéantir la Hongrie, dont Orban serait le protecteur et le sauveur. L’âme du peuple est empoisonnée par la haine et la peur (...) La soif de pouvoir est sans limites. De même que nous avons autrefois espéré en vain un socialisme à visage humain, il est vain aujourd’hui d’espérer un régime Orban à visage humain.
»
Tiré d’une interview de la philosophe Agnes Heller par le magazine de Hambourg Der Spiegel, du 12 avril 2018.
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