7. Okt. 2017

Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

Fragment no 46

L’inventeur inconnu de la Suisse


L’ancien chef du gouvernement italien Enrico Letta a tenu il y a deux se­maines à Genève un discours sur l’état de l’Europe. A cette occasion, le correspondant du Temps à Paris lui a demandé son opinion sur le projet du président Emmanuel Macron de bâtir une «souveraineté européenne» supranationale. Letta, qui plaide depuis longtemps, comme beaucoup d’in­tel­lec­tuels italiens, pour une constitution fédéraliste européenne sou­tient le projet Macron. Pour lui, une souveraineté proprement supra­na­tio­na­le serait la base de sa Fédération d’États-nations.

Spontanément, Letta a cependant lié son soutien à un plaidoyer pour que l’UE se débruxellise, c’est-à-dire se décentralise. «Bruxelles ferait bien, comme capitale de l’Europe, de s’inspirer de Berne, a-t-il dit. (...) Le systè­me politique helvétique est l’incarnation d’une subsidiarité qui fonc­tion­ne. Sachons nous en inspirer!» (Le Temps du 21 septembre 2017).

Actuellement, on sait que de nombreux Catalans lancent un appel très semblable au gouvernement central de Madrid. Au lieu de vouloir con­ti­nu­er à imposer une constitution unitaire à une société multinationale, qu’il développe, comme la Suisse dès 1848, une constitution fédéraliste qui ad­mette des compétences centrales (ou fédérales) sans menacer ou vou­loir supprimer la souveraineté cantonale (ou nationales).

Ainsi, Letta et les Catalans nous renvoient à Ulrich Ochsenbein, «créa­teur de la Suisse moderne» (titre de la biographie signée Rolf­ Holenstein) et l’un des pères de la Constitution de 1848, bien oublié aujourd’hui. Ce radical bernois a été l’un des premiers à comprendre que la Suisse ne pouvait naître et survivre que comme État fédéral. «L’Amérique du Nord nous donne un modèle que nous devrions imiter», a-t-il écrit dès 1845.

De nombreux cantons n’auraient pas accepté davantage que l’ancienne union, si cela avait signifié la fin de leur existence et de leur identité. Mais, dans la commission constituante, Ochsenbein a réussi à con­vainc­re non seulement ses amis radicaux de ce bénéfique «compromis his­to­rique» (Holenstein), mais aussi son canton de Berne très unitaire, dans lequel beaucoup avaient des vues plus monarchiques, centralistes et hiérarchiques. Comme général de réserve dans la guerre du Sonder­bund, Ochsenbein s’est aussi montré, comme son ami Guillaume Dufour, un homme d’État avisé. Ainsi a-t-il inculqué à ses soldats de n’incendier aucun des villages ou villes conquis; les catholiques n’auraient jamais oublié pareil acte de violence, qu’ils auraient toujours utilisé pour justifier leur sentiment de malaise dans la nouvelle Suisse.

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Ulrich Ochsenbein, né en 1811 à Schwarzenegg (BE) et mort en 1890
à Nidau, est issu d’une famille simple. Promu juriste puis conseiller d’État bernois, ce fut l’un des inventeurs et pères fondateurs de la Suisse moderne. Il a fait partie du premier Conseil fédéral (1848-1854).

«
Les principes essentiels de la souveraineté populaire et de l’égalité politique entre tous les citoyens, qui concordent dans toutes les constitutions cantonales, peuvent et doivent former la juste base d’une nouvelle Confédération. Celle-ci doit ainsi former une union globale ménageant autant que possible la souveraineté cantonale et la diversité de ses États. (...) En France, en Allemagne ou en Autriche, la vie publique tourne seulement autour du centre, elle se concentre sur Paris, Berlin, Vienne, mais elle est étouffée dans les périphéries. Inversement, dans les Etats fédérés, on peut doter le pouvoir central des compétences nécessaires tout en veillant, dans l’intérêt des périphéries, à ce que chaque canton réponde librement à ses besoins internes en écartant tout despotisme. C’est pourquoi, au sens propre, un gouvernement
central n’est pas souhaitable.
»

Tiré de deux grands discours d’Ulrich Ochsenbein sur le principe du fédéralisme, tenus en juillet 1847 à l’ouverture de la séance de la Diète
à Berne, et en juillet 1848 devant le Grand conseil bernois; il défendait alors le projet de Constitution fédérale qui allait être approuvé par la majorité du peuple et des cantons en septembre 1848. De Rolf Holenstein, Ochsenbein, Erfinder der modernen Schweiz
(Ochsenbein, créateur de la Suisse moderne)
, Bâle 2009
(ouvrage non traduit en français).


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