25. Feb. 2017
Le Quotidien Jurassien
Mosaïque de la Démocratie
Fragment 16
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Une révolution ne suffit pas à créer une démocratie
Il est certain que la démocratie est une conquête révolutionnaire. Mais une révolution à elle seule ne crée pas encore une démocratie. Il faut plus pour que la liberté cesse d’être un privilège, la justice une utopie, et la solidarité entre humains un rêve. Démocratiser la démocratie semble être un processus sans fin.
Cela ressort particulièrement bien de l’histoire de la démocratie à Genève et à Zurich. Les deux cantons ont connu au milieu du 19e siècle des révolutions libérales qui ont produit de nouveaux princes radicaux: James Fazy (1794-1878) à Genève et Alfred Escher (1819-1882) à Zurich.
En 1846, James Fazy a réussi, avec l’aide des ouvriers de St-Gervais et des campagnards catholiques, à chasser du pouvoir les aristocrates genevois. Genève est devenu une république, basée sur une constitution approuvée par la majorité des Genevois. Pour la première fois, ils ont pu élire directement leur gouvernement. Celui-ci a concentré tous les pouvoirs. Aussi le parlement est composé uniquement des radicaux. Genève est ainsi devenue une démocratie absolue.
Alexis de Tocqueville (preuve d’une grande immaturité) a sans doute été le premier à critiquer, dès le début de 1848, ce système de «confiscation démocratique de l’Etat par les radicaux» comme l’historien genevois Dominique Wysler le décrit dans son excellent ouvrage La démocratie genevoise (Editions Georg, 2008). Et le philosophe genevois Ernest Naville (1816-1909) n’a pas tardé à mettre le doigt sur le point sensible: une vraie démocratie ne peut jamais être absolue, elle est toujours plus que le seul pouvoir de la majorité. Naville s’est donc battu, dans la tradition des Lumières françaises, Mirabeau (1749-1791), Condorcet (voir mosaïque no 2/QJ 12.11.2016) et Considerant (mosaïque no 14 / 11.2.2017), pour le scrutin proportionnel, avec l’argument: «Le droit de décider appartient à la majorité, mais tous ont le droit d’être représentés au parlement.» Mais il a encore fallu plusieurs affrontements, parfois violents, pour que les radicaux genevois apprennent aussi à partager le pouvoir. Genève n’a adopté le système proportionnel qu’en 1892.
A Zurich, les radicaux ont imposé la souveraineté populaire dés la révolution des années 1830. Mais là aussi, un baron du rail et aristocrate de la finance a triomphé en la personne d’Alfred Escher. L’opposition zurichoise a utilisé une autre idée de Condorcet pour faire tomber le système libéral: un vaste mouvement réunissant des paysans, artisans et ouvriers négligés par le système Escher est parvenu, par une révolution démocratique pacifique de 1867 à 1869, à obtenir les droits populaires.
Piquant de cette histoire révolutionnaire de la démocratisation: le système proportionnel a été à Zurich l’un des premiers fruits de la nouvelle démocratie directe, alors qu’à Genève le parlement démocratique résultant de l’élection proportionnelle a lui aussi adopté des droits populaires. Ainsi donc, les idées des révolutionnaires français se sont réalisées en Suisse il y a plus de cent ans; dans la monarchie démocratique française, elles ne font qu’aujourd’hui l’objet des programmes de réformes de certains candidats à la présidence.
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Alexis de Tocqueville (1805-1859), penseur politique, politicien, écrivain et historien français, célèbre pour ses analyses de la Révolution française et de la démocratie en Amérique, qui ont fait de lui le premier sociologue de la démocratie:
«Les lois de l’Etat de New-York que je viens de décrire sont disposées de manière à lutter contre les défauts naturels de la démocratie; les institutions suisses, dont j’ai tracé le tableau, semblent faites au contraire pour les développer. Ici, elles retiennent le peuple, là elles le poussent. En Amérique, on a craint que son pouvoir ne fut tyrannique, tandis qu’en Suisse on semble n’avoir voulu que le rendre irrésistible.»
Extrait de la brève étude comparative qu’il proposait en annexe de l’édition de 1848 de sa Démocratie en Amérique (2 tomes 1835 et 1840), collection Folio, Paris 1986.
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