4 nov 2014
Le Temps
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Un surplus de démocratie pour réchauffer les relations Suisse-Europe
Andreas Gross
Un nouvel élan fédéraliste et démocratique en Europe, soutenu par la Commission Juncker, permettrait de rendre les Suisses moins méfiants vis-à-vis de l’Union européenne et de restaurer nos liens distendus après le 9 février. Une réflexion d’Andreas Gross, conseiller national et membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
Si la Suisse et l’Union européenne osaient un peu plus de démocratie, elles finiraient par parvenir à un terrain d’entente. Voici comment se trouver, en 11 étapes.
I.
Les majorités rencontrées auprès des citoyens et des cantons suisses par l’initiative du 9 février contre la soi-disant immigration de masse, s’expliquent par des représentations et des comportements clairement visibles, non seulement en Suisse mais dans de nombreuses sociétés d’Europe de l’Ouest: une nouvelle sensibilité, une surestimation du national, avec l’émergence du concept de préférence nationale (qui est une forme de néonationalisme), une attitude défensive face aux étrangers, à l’étranger et aux normes supranationales, une sorte d’égoïsme chauvin, la peur de se perdre, la pression sur les salaires, la crainte de l’ingérence extérieure, la critique à l’égard des conséquences de la croissance ainsi que le rejet des effets de la globalisation. --- À cet égard, la Suisse est très européenne et appartient bien plus au Vieux Continent qu’elle ne le pense: lors de ses votations, elle exprime des représentations et des attitudes que l’on retrouve clairement aussi bien en France qu’au Danemark, en Bavière ou aux Pays-Bas. Sauf que dans ces régions, elles ne s’expriment pas dans une réalité constitutionnelle, mais tout au plus chez les ténors des talk-shows ou dans les résultats des élections européennes, considérées comme de deuxième catégorie.
II.
La motivation centrale de la majorité suisse du 9 février 2014 n’était pas l’abrogation des accords bilatéraux entre la Suisse et l’UE, mais la volonté de ne pas expérimenter ou accepter comme un destin inéluctable l’immigration de personnes en Suisse et de pouvoir au minimum en façonner les contours. Ces prochaines années, l’Assemblée fédérale tentera de formuler une loi qui réponde à ce besoin sans remettre fondamentalement en question les accords bilatéraux et les modalités qui en découlent. --- Cela pourrait ne pas suffire aux initiants de la votation du 9 février 2014. Ils pourraient lancer un référendum contre la nouvelle loi de manière à ce qu’en 2017, la majorité des citoyens et citoyennes décident une fois encore si cette législation suffira ou pas. --- Cette volonté de participer à la conception de la libre circulation des personnes en Europe n’est pas une particularité suisse; de nombreuses sociétés européennes, de Londres à Copenhague en passant par Paris et Munich le revendiquent aussi.
III.
La raison de la méfiance qu’éprouvent de nombreux Suisses à l’égard de l’Europe, n’est pas conjoncturelle, elle n’a rien à voir avec les conséquences de la crise financière ni avec le très maigre bilan de la Commission Barroso. Elle est bien plutôt liée à l’histoire. La Suisse est le seul pays qui a survécu presque sans dommages à toutes les catastrophes militaires européennes (de 1870 à 1945). --- Cette expérience a forgé une mentalité qui part du principe que seuls nous pouvons faire mieux que les autres, et que nous n’avons pas à nous lier plus étroitement à des États étrangers au moyen de la coopération habituelle. Et les mentalités ne s’éteignent pas comme on éteint la lumière. Elles durent et limitent quelque peu la possibilité de nouvelles expériences et points de vue. --- En outre, la majorité des Suisses n’ambitionnent pas de participer à la conception du monde ou de l’Europe. Ils sont satisfaits de leur existence dans une sorte de niche, pour ainsi dire à l’ombre des grands changements, et ils ont peu d’ambitions au-delà de leur propre bien-être. --- C’est le paradoxe politique actuel de la Suisse. Avec ce contentement à l’intérieur de leur niche et leur horizon étroit, de nombreux Suisses sont prêts à accepter une forte dose d’ingérence extérieure; car une grande partie de ce qui fait avancer la Suisse ne peut pas être conçue par la Suisse seule. Pour aller de l’avant, il faudrait une coopération étroite et une action concertée de tout le continent. C’est un énorme paradoxe, voire une véritable contradiction, pour un pays qui parle beaucoup d’autodétermination, de le démontrer et de le thématiser, ce que, jusqu’à présent, les démocrates et les Européens ne sont pas parvenus à faire en Suisse. Nous devons certainement encore y travailler, tout en évitant évidemment de tomber dans le piège de la toute-puissance ou d’une prétention du même genre.
IV.
La Suisse n’est pas seulement une petite Europe sociologique et culturelle au milieu de l’Europe (occidentale). Elle doit son existence moderne – ainsi que d’avoir été le seul pays européen à mener une révolution libérale en 1848 et la première démocratie européenne à englober tous ses citoyens – à l’Europe! Car si, en 1848, de nombreux autres peuples – à savoir les Viennois, les Praguois, les Hongrois, les Milanais, les Bohêmois – n’avaient pas également tenté une révolution contre les conservateurs regroupés autour du prince viennois Metternich, alors Metternich aurait eu suffisamment de capacités militaires pour les utiliser contre les libéraux suisses et aider les conservateurs indigènes à s’imposer. Il le leur avait promis, mais à cause de ses propres révolutionnaires, il n’a pas pu honorer sa promesse.
V.
Les révolutionnaires libéraux de 1848, en particulier l’aile radicale parmi eux, ne voulaient pas créer une île autosuffisante au cœur de l’Europe monarchique, mais voulaient dans un élan continental prendre un nouveau départ en Suisse, et avec la Suisse, en faveur de toute l’Europe démocratique. --- Cette ambition et cette conscience que nous devions nos propres succès à l’engagement révolutionnaire des autres se sont exprimés dans le fait que la Suisse n’a pas seulement accordé immédiatement l’asile à ceux qui étaient opprimés dans leur propre pays et aux révolutionnaires qui fuyaient la colère des conservateurs, mais qu’elle leur a octroyé la citoyenneté helvétique quand ils le souhaitaient – comme la Révolution française avait hissé Heinrich Pestalozzi au rang de citoyen d’honneur, aux côtés de nombreux révolutionnaires suisses du XVIIIe siècle finissant.
VI.
À l’instar des expériences américaines et dans le sillage du développement des conquêtes républicaines et démocratiques des années 1830, la Suisse a réussi en 1848 à fonder un État fédéral dont la Constitution, telle que souhaitée par Condorcet en 1791, n’est entrée en vigueur qu’après avoir été acceptée par la majorité des citoyens et des cantons – une œuvre démocratique absolument pionnière. --- La démocratie directe issue de l’acte de fondation, n’est arrivée que plus tard – en 1874 et 1891 – lorsque de puissants mouvements citoyens placés face aux majorités parlementaires qui négligeaient les préoccupations et les besoins des simples citoyens, ont arraché de haute lutte les droits populaires et ainsi le dernier mot lors des révisions juridiques et constitutionnelles.
VII.
En 1942 déjà, les résistants belges se sont référés à ces conquêtes démocratiques et fédéralistes de 1848 lorsqu’ils ont discuté dans leur journal clandestin de ce à quoi devrait ressembler l’Europe de l’après-guerre afin de rendre l’éclatement d’une troisième guerre mondiale impossible: ils voulaient construire, comme les Suisses de 1848, un État fédéral, européen cette fois, organisé sur la base d’une Constitution approuvée démocratiquement. --- &AGrave; l’origine, certains des dix États fondateurs du Conseil de l’Europe de 1949 ont salué la naissance de son Assemblée parlementaire entre, autres parce qu’ils voyaient en elle l’Assemblée constitutionnelle de cet État fédéral européen à venir. Le fait que cela n’ait pas fonctionné a provoqué la démission du premier président de cette assemblée, le grand Belge Paul Henri Spaak, en décembre 1951.
VIII.
Au lieu de reposer sur une Constitution impliquant les citoyens et citoyennes, la CEE, créée en 1957 et dorénavant l’UE, reposent uniquement sur des traités – une différence d’ailleurs révolutionnaire. Les traités lient les élites, les Constitutions sont des accords entre citoyens et citoyennes, dans lesquels ces derniers fixent qui a quoi à dire quand, et où sont ancrées les compétences entre les différents niveaux de décision.
IX.
À côté des immenses succès du traité européen – dont je vois les plus importants non seulement dans l’exceptionnel développement économique et dans la réconciliation franco-allemande, mais également dans le fait qu’après 1989, la plupart des pays d’Europe de l’Est ont été intégrés sans violence et que le clivage de l’après-guerre a été réduit pacifiquement –, on voit apparaître aujourd’hui les inconvénients de l’absence d’une Constitution fédérale européenne: les citoyens se sentent de plus en plus coupés de l’UE. L’UE est beaucoup trop centralisée et les traités sont établis de telle manière que les marchés ne peuvent être corrigés sur les plans social et économique. En outre, la réglementation européenne n’a pas de légitimité démocratique directe suffisante.
X.
Si l’une des promesses centrales de la démocratie, un partage équitable des chances, veut vraiment être honorée, alors l’Europe doit être renforcée au plan politique transnational – afin de pouvoir se confronter d’égal à égal aux marchés transnationaux. Mais ce ne sera possible que si elle devient plus démocratique. Cela signifie que l’UE doit se doter d’une Constitution fédérale approuvée par les Européens et les États membres à l’occasion d’une unique première grande votation populaire.
XI.
Plus l’UE deviendra démocratique, plus il sera facile de convaincre les Suisses d’adhérer à l’Europe. Car même les démocraties nationales les plus progressistes sont devenues trop petites pour décider des grandes questions existentielles – de la nature de l’économie au changement climatique, de la politique des transports aux normes sociales dont il faut tenir compte. Mais les Suisses veulent aussi pouvoir se prononcer au sein de l’Europe et pas seulement à travers leurs représentants.
Ainsi, j’espère que la nouvelle Commission osera prendre un nouvel élan, véritable cette fois, pour entrer dans le processus constitutionnel européen et ainsi dans une trans-nationalisation de la démocratie; par exemple, en inscrivant dans les traités que dix millions d’Européens suffisent pour déclencher un tel processus. De même, j’espère et je ferai tout pour y contribuer, que la question européenne deviendra une priorité nationale essentielle – pouvons-nous vraiment gérer nous-mêmes au plan national la question des flux migratoires? – ce qui permettra d’empêcher qu’une perspective nationale trop étroite ouvre grande la porte à une indésirable ingérence de la Commission européenne et des gouvernements membres de l’UE dans les affaires de la Suisse.
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