18./19.01.2003

24heures, Genève
Suisse
Débat, page 6

La réforme des droits populaires prise
en tenaille entre la gauche et la droite


L'élargissement du droit d'initiative et de référendum se heurte à des oppositions provenant des deux bords de l'échiquier politique. Pour des raisons différentes.

DENIS BARRELET

Les conseillers nationaux Claude Ruey (lib/VD) et Andreas Gross (soc/ZH), chefs de file des opposants de droite et de gauche, croisent le fer avec Luzius Mader, professeur, vice-directeur de l'Office fédéral de la justice, un des pères de la réforme.

24heures - Pour quelle raison, M. Gross, êtes-vous opposé à la réforme des droits populaires?

A.G. - Parce que ce n'est pas une réforme, ni une réformette. C'est une stagnation, voire une régression; elle a pour conséquence d'empêcher les citoyens de prendre conscience du fait qu'une réforme est nécessaire. Aujourd'hui, les droits populaires sont devenus le privilège des nantis. Avec le vote par correspondance, la récolte de signatures est trois fois plus difficile qu'avant.

Mais le projet comporte tout de même des nouveautés.

A.G. - Ce ne sont pas de vraies nouveautés. L'initiative populaire dite générale n'est pas une vraie initiative, mais un droit de soumettre une proposition au Parlement. Une initiative véritable suppose que les signataires connaissent exactement le contenu sur lequel le peuple votera ensuite. Et le Parlement ne peut pas empêcher le vote. Un droit de proposition n'est pas mauvais en soi, mais il faudrait alors que le nombre des signatures soit plus bas que pour l'instrument fort de l'initiative constitutionnelle. Sinon, cet instrument faible restera lettre morte.

Est-ce également la raison de votre opposition, M. Ruey?

C.R. - Non. Pour moi, ce nouveau droit est l'autoroute de la centralisation et de l'écrasement des minorités, dans un pays multiple et plurilingue. L'initiative populaire générale est une manière de contourner la double majorité du peuple et des cantons et ouvre la porte à la dictature de la majorité. Si, tout à coup, les Zurichois lancent une initiative pour dire que le première langue étrangère enseignée c'est l'anglais, les minorités latines pourront se voir imposer cela. Aucune sanction n'est prévue si, pour éviter l'exigence de la double majorité, le Parlement décide qu'une proposition peut être réalisée au niveau d'une simple loi. D'autre part, le Conseil fédéral, dans son projet, prévoyait un droit d'initiative des cantons. Celui-ci a passé à la trappe. C'est un signe de plus qu'on a affaire à un texte centralisateur qui refuse la créativité des cantons.

Le projet du Conseil fédéral était assez complet. Il a été dénaturé par le Parlement. Malgré tout, M. Mader, vous le défendez avec conviction.

L.M. - Oui, car ce qui reste est non négligeable. Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras. En l'occurrence, c'est plutôt "deux tiens valent mieux que deux tu l'auras": l'initiative générale d'une part, l'extension du référendum en matière de traités internationaux d'autre part. Je ne partage pas du tout les objections de M.Ruey. On constate que deux tiers des initiatives populaires peuvent être réalisées au niveau de la loi. Dans la plupart des cas, l'efficacité des initiatives populaires ne dépend pas des modifications constitutionnelles qui en résultent, mais des modifications législatives que le Parlement opère pour tenir compte des préoccupations exprimées dans les initiatives. Et lorsque le législateur décide de tenir compte de ces revendications, il le fait au niveau de la loi, c'est-à-dire dans une forme qui ne nécessite pas la double majorité. Dans la plupart des cas, les initiants retirent leur initiative. Il n'y a donc pas, aujourd'hui déjà, de votation populaire avec exigence de double majorité. Si on applique votre raisonnement, M.Ruey, on pourrait prétendre que chaque fois que le Parlement présente un contre-projet indirect à une initiative populaire, on détourne cette exigence de la double majorité.

Et que répondez-vous à M.Gross?

L.M. - Le Conseil fédéral voulait donner un bonus en ce qui concerne le nombre des signatures requis pour l'initiative générale, pour rendre celle-ci attractive. Il proposait 70000signatures. Nous aurions préféré que le Parlement introduise ce bonus. S'il ne l'a pas fait, c'est en partie pour tenir compte des objections de la droite, qui craignait que cet instrument puisse être utilisé pour déjouer l'exigence de la double majorité.

A.G. - Le grand problème de la démocratie directe, c'est qu'elle a perdu sa capacité d'intégrer les diverses forces du pays, parce que les obstacles à l'exercice des droits populaires sont devenus trop élevés. Si les petits groupes, les militants, n'ont plus l'exercice de ces droits, cet instrument perd sa créativité. Vous sous-estimez totalement la misère actuelle de la démocratie et l'obstacle que représentent les 100000signatures pour ceux qui ont des idées créatrices. Dans les faits, ceux qui ont du pouvoir, souvent, ne sont pas ceux qui sont les plus créatifs. Au Parlement, il y a beaucoup de gens qui estiment qu'il y a trop d'initiatives et de référendums. J'admets que M.Ruey n'en fait pas partie. Je rappelle que, à l'origine, certains envisageaient de porter le nombre des signatures à 200 000, puis 125 000. Ces gens ne sont pas malheureux des effets dévastateurs du vote par correspondance.

C.R. - Je suis partisan d'une démocratie créative. Mais la créativité, ce n'est pas forcément les solutions de M.Gross. On peut toujours discuter du nombre de signatures. Avec les développements technologiques, notamment internet, il est possible qu'on regagnera ce qu'on a perdu avec le vote par correspondance.

A.G. - C'est une illusion. Rien ne remplacera le bureau de vote, qui était un point de ralliement permettant des échanges dans une ambiance stimulante.

C.R. - Admettons. Ce que je veux dire, c'est que la créativité théorique ne doit pas déboucher sur la suppression de la créativité dans les faits, sur l'écrasement des minorités culturelles. M.Mader ne m'a pas convaincu. La différence avec l'initiative constitutionnelle et un éventuel contre-projet sous forme de loi qui ne nécessite pas la double majorité, c'est qu'à l'avenir, le Parlement pourra soumettre l'initiative telle quelle au peuple s'il ne la trouve pas bonne, et une double majorité ne sera pas requise. Je comprends tout à fait qu'au point de vue de la technique juridique, on souhaite éviter à la Constitution des dispositions qui n'ont rien à y voir. Mais la beauté du droit ne doit pas l'emporter sur la protection des minorités.

L.M. - La réforme comprend des garde-fous. D'abord, les auteurs de l'initiative pourront recourir au Tribunal fédéral s'ils ont le sentiment que le Parlement a trahi leur proposition. D'autre part, les cantons ont la possibilité de lancer un référendum.

C.R. - Vous savez bien que cette possibilité-là ne fonctionne pas.

L.M. - Dans le cadre de la nouvelle péréquation financière, il est prévu de ramener de 8 à 5 le nombre des cantons qui doivent appuyer la demande.

C.R. - Ce qui importe, ce n'est pas de savoir qui peut déclencher une votation, mais qui a le pouvoir de décision. Or je constate que, à ce niveau, les cantons seront exclus.

L.M. - Encore une fois, c'est déjà le cas aujourd'hui. Si le Parlement oppose un contre-projet indirect qui remplit pleinement les désirs des auteurs de l'initiative au point d'amener ceux-ci à retirer leur texte, et qu'il le fait en violant les compétences cantonales, qui tranchera? Il y aura seulement référendum facultatif, et nulle exigence de double majorité.

C.R. - C'est un danger que vous allez aggraver.

L.M. - Ce n'est pas vrai. Rien ne change. En revanche, l'initiative populaire générale permettra une insertion optimale des modifications législatives dans l'ordre juridique.

A.G. - Votre discours, M.Ruey, est très enraciné dans celui de la Ligue vaudoise, qui avait permis le retour à la démocratie directe en 1947 et je le respecte. Mais je constate que vous sous-estimez totalement le Conseil des Etats. Il est plein d'anciens conseillers d'Etats. Les cantons y ont un énorme poids. D'ailleurs, n'allez-vous pas bientôt en être membre?



Sauver la substance des droits populaires face au droit international

TRAITÉS: La réforme va systématiser le référendum sur les engagements internationaux importants.

24heures: Que pensez-vous de l'autre volet, l'élargissement du droit de référendum concernant les traités internationaux?

C.R. - En pratique, pour le citoyen, il ne va pas changer grand-chose. Le citoyen n'a pas été privé de parole sur des points majeurs ces dernières années. Il a pu se prononcer sur l'Espace économique européen, l'ONU, les accords bilatéraux. Ce n'est qu'un changement technique. Ce n'est pas parce qu'on me présente une sucette qui me plaît, en même temps qu'un paquet-surprise avec tout ce qui me déplaît, que je vais acheter l'ensemble!

L.M. - Ce n'est pas une extension théorique. C'est une innovation considérable. Elle permettra de maintenir la substance des droits populaires dans un contexte d'internationalisation croissante de notre ordre juridique. D'abord, on va supprimer l'aspect plébiscitaire qui colle actuellement au référendum en matière de traités internationaux. Le Parlement ne pourra plus décider à bien plaire quels traités il veut soumettre au référendum facultatif. Tous les traités qui contiennent des dispositions importantes fixant des règles de droit ou dont la mise en oeuvre exige l'adoption de lois fédérales seront sujets à référendum. Et dans l'arrêté, le Parlement pourra intégrer les modifications de lois liées à la mise en oeuvre du traité. C'est un grand progrès.

En quel sens?

L.M. - Il faut que le peuple puisse se prononcer au moment où les décisions de principe sont prises, et non plus tard, au moment de la mise en oeuvre.

A.G. - J'admets qu'il faille étendre les droits populaires en matière de traités. Mais ce texte peut conduire à tout. On pourra lancer un référendum deux fois: contre le principe et, plus tard, contre sa mise en oeuvre. Ou alors, les réformistes mécontents de la mise en oeuvre insuffisante et les nationalistes mécontents du traité en tant que tel uniront leurs voix.

L.M. - Ces craintes sont exagérées. L'extension des droits politiques est nécessaire car elle rendra possible le processus d'apprentissage en matière de politique étrangère. Un processus indispensable si la Suisse veut assurer que ses politiques interne et externe soient coordonnées et cohérentes.

Contactez Andreas Gross

 

top

 

Index