8. Sept. 2004

L'Illustré

Interview avec Andreas Gross
«Une misère physique
et psychologique totale»


De Marie-Christine Pasche

Vous rentrez de Grozny où vous étiez lors des dernières élections. Comment y vit-on?

Grozny n'est plus qu'un champ de ruines. Beaucoup de gens y vivent, dans une peur continuelle. Il faut dire qu'il n'y a pas un mètre carré en Europe avec autant d'armes et de violence. Des chars partout, des routes barrées par des policiers et des militaires qui exigent de l'argent pour vous laisser passer. La corruption est partout, y compris entre la police et l'armée russes, les soi-disants rebelles, l'armée tchétchène. C'est une misère physique et psychologique totale.

Ces dernières élections qui ont abouti à la nomination d'un président imposé sont-elles le déclencheur de la vague d'attentats de ces derniers jours?

Non. Cette escalade des trois derniers mois est le résultat d'un processus entamé par les Russes il y a deux ans, avec l'imposition d'une constitution au peuple tchétchène. Ils ont écarté tous ceux qui ne pensaient pas comme eux. C'est l'exclusion de l'autre ou des autres, puisque, rappelons-le, ceux qu'on appelle rebelles n'appartiennent pas à un groupe homogène. Certains séparatistes sont attachés aux valeurs européennes comme les droits de l'Homme et la démocratie. Ils n'ont rien à voir avec les criminels. Il existe au moins quatre factions, dont seule la plus fondamentaliste entretient des liens avec le terrorisme international.

Qu'en dit la population tchétchène?

80 % d'entre eux en ont assez de toute cette violence, omniprésente, omnipotente, de quelque bord qu'elle vienne. L'erreur des russes a toujours été de jeter tout le monde dans le même panier, avec une totale intransigeance.

Est-ce lié aux relations historiques entre les deux peuples, à la personnalité de Poutine, comment l'expliquez-vous?

Naturellement, ces deux aspects comptent, mais le phénomène est plus profond. N'oublions pas que nous parlons d'une société qui a toujours été totalitaire, que ce soit sous les tsars ou le régime communiste. Elle ne bénéficie pas des acquis que nos pays ont mis 200 ans à intégrer, depuis la révolution française.
Prenons un exemple: lorsque, en janvier 2000, la délégation du Conseil de l'Europe a rencontré Poutine pendant trois heures, il nous a déclaré se sentir européen et être bien conscient qu'il n'arriverait à rien en recourant à la force, qu'il fallait une solution politique. Lorsque on entend ça, on se dit qu'il a compris le message. Mais pas du tout! Pour eux, la notion politique signifie tout autre chose que pour nous. C'est s'imposer sans moyens militaires. Mais s'imposer. Pour nous cela veut dire chercher une entente, un compromis.
Personne ne prend la peine d'expliquer cette différence. C'est pourtant la responsabilité des Chirac, Schröder ou Blair ...

Les européens sont-ils trop absents de la scène Tchétchène?

Absent n'est pas le bon terme, ils sont très présents mais seulement avec leurs propres intèrêts à court terme, soit le prix et la masse de la production de pétrole russe. L'Europe, et particulièrement l'Allemagne, dépend aujourd'hui fortement du pétrole et du gaz russes. Cette situation semble la concerner bien davantage que les droits de l'Homme des Tchétchènes.

Comment les Tchétchènes peuvent-ils espérer se faire entendre de la population russe en prenant leurs enfants en otage, en les faisant massacrer?

Tout est possible, le pire comme le meilleur. Les Russes en ont aussi marre de ce conflit, marre d'envoyer leurs jeunes - 50'000 soldats se battent là-bas - dans cette machine de guerre qui les broie psychologiquement. En même temps, ils ont tellement de problèmes pour vivre au jour le jour qu'ils ne s'occupent pas de politique.
Justement parce que les enfants, le coeur de toute communauté, sont touchés, la population va peut-être se rendre compte qu'on ne peut pas continuer comme ça. Une prise de conscience n'est pas exclue, et avec elle une pression que Poutine n'a jamais connue jusqu'ici. Car le décalage entre la politique et la société est immense en Russie. L'idée que les citoyens peuvent influencer le destin, la société, l'Etat, est un élément de la modernité qu'ils ne connaissent pas. C'est un autre héritage du système totalitaire que l'individu se sente toujours impuissant.

Les familles en deuil se demandent avec colère comment les preneurs d'otages ont-il pu agir sans être inquiètés. Qu'en dites-vous?

C'est simple, ils ne viennent pas d'ailleurs. Ils vivent là. Le matin, ils sont paysans, le soir partisans, comme dans toutes les guerillas du monde.

Comme au théâtre «Sud-Ouest» à Moscow des femmes faisaient partie du commando. On dit qu'elles sont enrôlées de force, le croyez-vous?

Je crois qu'elles sont parfois manipulées par des hommes, maîtres à penser du terrorisme. Mais elles sont surtout des symboles de ce qu'un être humain peut faire lorsqu'il vit trop de misère et d'humiliation. Ce n'est pas une excuse, mais c'est la réalité. Ce n'est ni naturel, ni humain, mais nous parlons d'un contexte qui est loin d'être humain et naturel.

Pour sortir de cette impasse, diriez-vous que c'est au plus fort de faire le premier pas?

Naturellement, c'est essentiel. Et dans cette histoire, on ne peut avoir de doutes sur l'identité du plus fort ... Raison pour laquelle quant à moi, je vais poursuivre dans la recherche d'un dialogue. Même si c'est terriblement difficile, toujours davantage après une telle catastrophe. Il n'y a pas d'autre issue possible.

Andreas Gross



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