9. März 2019
Quotidien Jurassien
Mosaïque de la Démocratie
Fragment no 112
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Le déchaînement du capitalisme menace la démocratie
On l’a remarqué même aux États-Unis, où les particularités et inégalités ont été célébrées pendant des siècles comme les signes d’un mode de vie original. L’un des laboratoires d’idées les plus connus de Washington doit admettre à son tour que les inégalités croissantes dans la répartition des fruits du travail et des richesses économiques sont l’une des principales causes du recul mondial de la démocratie. Ainsi, 25 chercheurs et chercheuses de la Brookings Institution ont publié la semaine dernière une analyse globale de l’état inquiétant de la démocratie presque partout dans le plus monde: «L’inégalité économique croissante dans la société et entre les régions d’un pays montre que les démocraties ne fournissent plus ce qu’elles promettent et ce que les gens en attendent. Elle sape la confiance de bien des gens dans la démocratie. Par conséquent, ils sont toujours plus nombreux à douter même de la légitimité de la démocratie et à s’ouvrir à des règles autoritaires mais apparemment plus performantes.»
Les gens à petits revenus sont parmi ceux qui élisent et votent le moins. La participation est particulièrement faible dans les sociétés aux nombreuses et fortes inégalités. Conséquence: ceux qui se sentent longtemps impuissants et incapables d’agir sur l’évolution politique et économique mettent en cause la légitimité de la démocratie et recherchent de fausses alternatives autoritaires.
Thomas Piketty, l’économiste sans doute le plus connu de France aujourd’hui, a expliqué les causes et les suites des inégalités croissantes. Il a publié en 2013 son ouvrage intitulé Le Capital au XXIème siècle, suscitant presqu’autant d’attention que Karl Marx avec Le Capital il y a près d’un siècle. L’économiste américain Paul Krugman, prix Nobel en 2008, lui a rendu hommage par ces mots: «Piketty a transformé notre discours économique. Nous ne parlerons plus jamais de richesse et d’inégalité de la même manière» (New York Times). Principale thèse de Piketty: le capitalisme est une machine à produire de l’inégalité. Car, sur une longue période, le rendement du capital est durablement supérieur au taux de croissance économique, ce qui entraîne mécaniquement des inégalités croissantes. Unique période d’exception: les trois décennies comprises entre 1945 et 1975. Les États ont alors pu, au sortir des deux guerres mondiales, imposer seuls et ensemble des règles à l’économie qui ont fait croître les salaires pour tous autant que les rendements des capitaux.
Mais Piketty ne se borne pas à analyser et expliquer. Il propose aussi des réformes susceptibles de mener à une économie socialement favorable, plus démocratique, pouvant convenir à tous. À cet égard, Piketty partage avec le président Macron, qu’il n’apprécie guère, la conviction qu’une telle réforme ne peut réussir qu’à l’échelle transnationale ou du moins européenne. Aucun État n’en est capable seul. Tous sont devenus des objets des marchés; seule une coopération à l’échelle du continent peut imposer de nouvelles règles européennes contraignant les entreprises et les personnes riches à partager leurs biens. C’est pourquoi Piketty plaide pour une réforme de l’UE dans un Manifeste pour la démocratisation de l’Europe (www.tdem.eu), qui a maintenant recueilli plus de 115 000 signatures. Il réclame un traité de démocratisation, une assemblée souveraine, un véritable budget et la création de biens publics européens.
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Thomas Piketty, né à Clichy (près de Paris) en 1971, a passé son baccalauréat à Tours à 16 ans, et un doctorat en économie à 22 ans. Chercheur à la London School of Economics, il est devenu un spécialiste de l’étude des inégalités économiques et a reçu en 2002 le prix du meilleur jeune économiste de France. En 2013, il a publié Le Capital au XXIe siècle, qui a été traduit dans une douzaine de langues et s’est vendu à plus de deux millions et demi d’exemplaires.
«
La compréhension augmente pour les dangers qui viennent de l’inégalité croissante et du sentiment d’abandon répandu chez les travailleurs. Beaucoup réalisent aujourd’hui l’urgente nécessité d’une nouvelle régulation sociale du capitalisme. (...) Mais certains puissants sont tellement aveuglés qu’ils sont incapables de voir dans quelle mesure la hausse des inégalités entraîne les dérives xénophobes et identitaires. Ils compromettent ainsi toute chance d’internationalisme raisonnable et de globalisation heureuse. (...) L’Europe est aujourd’hui déchirée entre ceux qui veulent chasser les étrangers et les réfugiés, et ceux qui continuent à exiger davantage de libéralisation et une amplification accrue de la concurrence. Nous devons cependant démontrer aux citoyens que d’autres avancées concrètes sont possibles. Par exemple, que les gagnants de la globalisation financent les biens publics qui manquent aujourd’hui en Europe. Je veux montrer de tels progrès afin de réconcilier les citoyens avec l’Europe.
»
Extrait d’une interview de Thomas Piketty publiée par l’hebdomadaire de Hambourg Die Zeit le 28 février 2019 sous le titre Idéologie de l’inégalité.
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