16.2.2019
Quotidien Jurassien
Mosaïque de la Démocratie
Fragment no 109
|
Penser l’impossible pour réaliser le possible
Paris est la ville où, depuis des siècles, on pense l’impossible et tente de faire le mieux possible. Pas seulement sur le plan politique et social, aussi dans le domaine scientifique et surtout philosophique. Ainsi, le philosophe Miguel Abensour s’est efforcé de concilier démocratie et utopie afin de contribuer à l’émancipation des humains. Beaucoup jugent ces deux notions incompatibles. A leurs yeux, l’utopie mène toujours à la domination totalitaire de l’idéal; de son côté, la démocratie est généralement assimilée à l’hégémonie de la médiocrité sans inspiration.
Miguel Abensour appartient, selon le jeune philosophe Manuel Cervera-Marzal, à <«ceux qui pensent que la conflictualité politique exprime la vitalité démocratique plutôt qu’un dysfonctionnement social que la démocratie doit résorber. C’est donc un philosophe qui se positionne clairement du coté de la critique, laquelle est chez lui systématiquement adossée à son versant positif, l’utopie».
Le projet de Miguel Abensour est l’émancipation des être humains. Un projet que le grand philosophe de l’utopie Ernst Bloch qualifiait d’utopie concrète, c’est-à-dire possible, réalisable, dans l’intérêt de tous, dont l’engagement serait nécessaire. Ainsi l’émancipation serait le fruit de notre engagement. Les outils en seraient selon Abensour la démocratie et l’utopie. Plus exactement, la démocratie «utopianisée» et l’utopie démocratisée. Ou encore: en substance, l’utopie démocratisée; en matière de procédure, la démocratie «utopianisée» pour diriger l’action.
La conciliation de la démocratie et de l’utopie, notions apparemment opposées, empêche la dégénérescence des deux, estime Abensour. Le philosophe souhaite qu’elles se fructifient mutuellement. Ainsi, l’utopie démocratique rappelle à tous qu’ils doivent y participer avec les mêmes droits; elle empêche aussi une dégénérescence en «tyrannie positive» ou «île des bienheureux». Quant à la démocratie «utopianisée», elle montre que la démocratisation ne concerne pas seulement l’État, mais la société entière et le quotidien de chacun. Ou, comme le dit Manuel Cervera-Marzal, «en invitant les démocrates à agir pour un monde nouveau, l’utopie évite que la lutte contre la domination se limite à une timide dénonciation de l’exclusion.(...) En rappelant au genre humain que la démocratie vise l’institution d’une politique de l’amitié, l’utopie évite que le conflit politique s’emballe au point de se transformer en guerre civile».
Le bilan de cette «réconciliation impossible» avec les mots de Manuel Cervera-Marzal: «Oeuvrer pour l’émancipation exige de se conformer à chacune de ses deux composantes: la démocratie attend du lien social qu’il respecte la pluralité et le conflit; l’utopie exige du lien social qu’il soit fédérateur, qu’il institue du commun.»
------------------------
Miguel Abensour était un vrai Parisien. Né dans la capitale française en 1939, il y est mort à 78 ans. Il a étudié et enseigné la philosophie à l’Université Paris-Diderot; de 1974 à 2016, il a aussi dirigé la collection Critique de la politique aux éditions Payot & Rivages.
«
Démocratiser l’utopie consiste à la soumettre à l’esprit critique qui est le propre de la pensée démocratique, à refuser la séparation entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, entre sages et insensés. Il n’y a plus d’inventeur génial, l’utopie devient l’affaire de tous, il lui importe de passer d’une forme monologique à une forme dialogique. (...) Il convient d’utopianiser la démocratie, de cesser de la penser simplement comme un régime politique, un état de droit, mais comme une institution spécifique du social qui, loin de couper avec l’inspiration utopique, avec la recherche d’une altérité, s’y nourrit sans cesser pour mieux lutter contre la dégénérescence autoritaire toujours menaçante de la démocratie.
»
Extrait du chapitre Utopianiser la démocratie, démocratiser l’utopie. Le projet philosophique de Miguel Abensour de Manuel Cervera-Marzal dans le livre publié avec Nicolas Poirier Désir d’utopie. Politique et émancipation avec Miguel Abensour, L’Harmattan, Paris 2018.
Kontakt mit Andreas Gross
Nach oben
|