02.02.2019

Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

Fragment no 107

Au travail, le despotisme prime sur la démocratie


Ce n’est certainement pas un hasard si le seul ouvrier devenu conseiller fédéral, le Soleurois Willi Ritschard (1918 - 1983) a parlé de «démocratie du dimanche» quand il a dû résumer son évaluation de la démocratie Suisse. Cela ne serait pas venu à l’esprit de ses collègues juristes, avo­cats ou économistes. Par cette expression peu flatteuse, Ritschard vou­lait rappeler que, chez nous, pour la grande majorité des Suisses, «la démo­cra­tie s’arrête devant la porte de l’usine ou du bureau.»

Le problème que Ritschard exprimé en parlant de démocratie du di­man­che est développé dans le dernier livre de la philosophe américaine Elizabeth Anderson. Elle dit: «Quand les Américains vont au travail, ils pénètrent dans un monde où le pouvoir, très autoritaire et hiérarchisé, ignore la liberté et la démocratie. Ils y sont soumis à un régime d’autorité privée, un gouvernement privé, dans lequel ils n’ont rien à dire. Leurs supérieurs peuvent les harceler, les maltraiter, les humilier, et même les tromper; la dignité, la sécurité et l’autonomie des travailleurs sont ignorées; les salariés sont souvent victimes d’un pouvoir arbitraire.»

Cette dictature du travail interpelle Elizabeth Anderson parce qu’elle est marquée par l’inégalité et la subordination, des notions parfaitement contraires à la démocratie. Et parce que cette réalité est souvent oubliée quand on parle de présence et de croissance des inégalités dans nos sociétés. On pense alors beaucoup plus à la répartition inégale des fruits du travail, aux disparités de la distribution, qu’à l’inégalité des chances, de la liberté et du pouvoir sur le lieu de travail. En soulignant l’inégalité de statut, la philosophe Anderson veut aussi montrer qu’égalité et liberté ne vont pas l’une sans l’autre; l’absence de liberté conduit à la pire des inégalités: l’injustice.

Postulat de la philosophe américaine: «Le système de commandement d’une entreprise ne doit plus rester privé, mais devenir public. Là aussi, les employés doivent pouvoir dire quelque chose à leurs chefs, participer à l’organisation de leur travail et à l’utilisation de son produit; ils ont le droit de défendre leurs intérêts et d’être entendus.»

On passerait ainsi de la démocratie du dimanche à une démocratie du quotidien, d’une demi-dé­mo­cratie à une démocratie intégrale. Une dé­mo­cratie qui englobe non seulement tous les jours, mais aussi tous les do­maines de la vie. Ce serait d’ailleurs la seule possibilité d’empêcher les démocrates de devenir schizophrènes; car autrement, comment pour­raient-ils pratiquer le dimanche ce qui leur est interdit les jours de se­maine? Ils renonceront plutôt le dimanche aussi à ce qui leur est refusé au travail, pendant la semaine.

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Elizabeth Anderson est née en décembre 1959 dans le Michigan,
a étudié la philosophie et l’économie à Philadelphie et à l’université Harvard de Boston. Depuis 1987, elle est professeure de philosophie politique et d’études féminines à l’université du Michigan, à Ann Arbor.

«
L’histoire de la démocratie est l’histoire de mouvements sociaux qui ont voulu faire des gouvernements l’affaire de tous; cela signifie en faire l’affaire des gouvernés, transparente pour tous, ouverte à leurs besoins et intérêts, fiable pour tous. Un gouvernement privé, c’est le pouvoir de gens qui disent à leurs subordonnés que les règles à appliquer sont valables même sans leur consentement; qu’ils n’ont pas le droit de savoir comment ce gouvernement fonctionne, que leurs intérêts ne sont jamais pris en compte et que ceux qui gouvernent ne leur doivent aucune explication. Chez nous, la place de travail est plutôt soumise à un système de gouvernement privé qu’à une structure démocratique public.
»

Extrait d’une interview d’Elizabeth Anderson parue en juillet 2017 dans le magazine américain Jacobin sous le titre Où les despotes règnent, en marge de la sortie de son dernier ouvrage, Gouvernements privés: comment les entrepreneurs dirigent notre vie (Princeton, UP 2017).


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