15.12.2018

Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

Fragment no 100

Dans une démocratie,
le pouvoir du peuple n’est pas absolu



Avec Andreas Auer, la Suisse a perdu un grand expert de la démocratie. Il connaissait parfaitement la Constitution, mais savait aussi comment en user dans l’intérêt de tous. Régulièrement, il quittait les hautes sphères universitaires pour se frotter aux réalités du monde. Il savait utiliser ses vastes connaissances devant les tribunaux et dans les débats publics pour promouvoir la justice et la liberté de gens incapables de défendre leurs droits eux-mêmes. Deux actions en particulier ont fait connaître le professeur Auer et bâti sa réputation de non-conformiste créatif au ser­vice de la démocratie.

Le premier exploit d’Andreas Auer remonte à la fin des années 1980. La majorité des hommes avait enfin accordé le droit de vote aux femmes en 1971, et le principe de l’égalité avait été inscrit dans la Constitution dix ans plus tard. Cependant, la majorité masculine du canton d’Appenzell Rhodes intérieures est restée la dernière de Suisse à refuser le suffrage féminin au plan cantonal au printemps 1990. La plupart des experts de droit public se sont contentés de hausser les épaules, rappelant l’auto­no­mie cantonale en matière d’organisation politique. Pas Andreas Auer. Lui a su attirer l’attention sur le nouvel article constitutionnel pour l’égalité. Il a encouragé l’Appenzelloise Theresa Rohner à porter plainte devant le Tribunal fédéral. Les juges de Lausanne leur ont donné raison. Le refus des Appenzellois de partager leur liberté avec celle de leurs femmes violait les droits fondamentaux de la Constitution fédérale. Les Appen­zelloises ont pris part pour la première fois à la Landsgemeinde au printemps 1991.

En 1999, la majorité du peuple et des cantons suisses a approuvé la nouvelle Constitution fédérale. Celle-ci stipule clairement que toute autorité exerçant le pouvoir doit respecter le droit. Cette obligation vaut aussi pour la majorité du peuple. Par exemple lors d’une votation com­munale sur la naturalisation des étrangers. Mais, dans un État de droit, le recours contre une telle décision doit toujours être possible. Pour cela, la décision doit nécessairement être motivée. Autrement, le recours ne peut pas l’être non plus. Pourtant, les décisions populaires ont la particularité de ne jamais être motivées. De ce fait, conclut catégoriquement le pro­fesseur Auer, les votations sur les naturalisations sont arbitraires, donc antidémocratiques, voire même discriminatoires et anticonstitutionnelles. Andreas Auer est aussi parvenu en 2003 à en convaincre le Tribunal fédéral au nom de citoyens d’Emmen (LU), où la naturalisation d’étran­gers avait été rejetée dans les urnes. Depuis lors, les votations dans les urnes sur les naturalisations sont interdites en Suisse. Le professeur Auer avait ainsi démontré encore une fois que, dans une démocratie, la majorité ne possède pas de pouvoir absolu, mais doit s’en tenir aux règles de la Constitution.

------------------------

Né en février 1948 à Coire, Andreas Auer a étudié le droit à Neuchâtel auprès du constitutionnaliste Jean-François Aubert. À son tour professeur de droit constitutionnel à l’Université de Genève de 1980
à 2008, ce spécialiste de la démocratie et du fédéralisme s’est aussi fortement engagé dans la vie politique. Il a notamment participé
à Genève à la création du Centre universitaire de droit international humanitaire et du Centre d’études et de documentation sur la démocratie directe, qui a été transféré à Aarau en 2007. Il s’est aussi impliqué dans le renouvellement de la Constitution cantonale, qui a été approuvée
par les Genevois en 2012. Il est décédé le 7 décembre à Genève.

«
Le peuple, quand il exécute des tâches publiques, est lui aussi lié
aux droits fondamentaux. Cela ne vaut pas seulement au niveau cantonal, où le Tribunal fédéral invalide depuis longtemps les initiatives populaires qui violent les droits fondamentaux. Au niveau communal,
le Tribunal fédéral interdit depuis 2003 les votations sur les naturalisations. En effet, les refus populaires ne sont pas motivés,
ce qui permet de contourner l’interdiction des discriminations. Les mêmes règles doivent s’appliquer au niveau fédéral. (...) En tant que pouvoir constitutionnel, le peuple a le droit de limiter les droits fondamentaux,
non de les violer. (...) Car une démocratie qui fait fi des droits fondamentaux au nom de la souveraineté populaire devient
une fin en soi et perd son caractère irremplaçable d’État de droit.
»

Extrait d’un article d’Andreas Auer publié sous le titre
Les initiatives populaires peuvent-elles violer les droits fondamentaux? dans l’ouvrage collectif de Georg Kreis Réformer le droit d‘initiative populaire, propositions d’amélioration et arguments contraires,
Zurich 2016.


Kontakt mit Andreas Gross



Nach oben

Zurück zur Artikelübersicht