Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

Fragment no 93


27.10.2018

Il était une fois une «nation de présidents»


Durant les premières décennies du 19e siècle, nombre d’Européens se sont rendus aux États-Unis en se demandant comment la démocratie pouvait exister dans un si grand pays peuplé de tant de gens différents, alors que ce système politique avait été conçu pour de petites villes-États? Les uns après les autres, ils ont regagné l’Europe avec la même réponse: les Américains sont obsédés par les associations. Les Suisses allemands parlent d’associationite. Chaque fois que les Américains avaient un défi à relever, ils cherchaient à le faire ensemble, en s’or­ga­nisant dans une association. Pour tout et pour rien, ils fondaient une association, adoptaient des statuts, organisaient des assemblées, nommaient un comité, discutaient et décidaient à la majorité. Ainsi, l’aristocrate français Alexis de Tocqueville, en a témoigné dans son fameux ouvrage De la démocratie en Amérique. «Même les enfants n’acceptent pas de suivre des règles qu’ils n’ont pas décidées eux-mêmes», a noté l’historien en 1833. C’était la règle de participer à une association, non l’exception. Si bien que Walter B. Hill, chancelier de l’Université de Géorgie, relevait en 1892: «Chaque homme, chaque femme, chaque enfant de plus de 10 ans est membre du comité d’une association au moins. Je dirais même: l’Amérique est une nation de présidents (d’associations).»

De cette façon, la démocratie est devenue la religion civile commune d’un peuple qui ne partage pas grand-chose d’autre, selon l’historien américain Yoni Appelbaum. Même divisés sur la plupart des choses, même d’origines très diverses, ils s’accordaient sur un point: la manière de décider ensemble dans les associations. Que ce soit dans le K-Klux-Klan raciste ou la lutte pour l’émancipation des Noirs, la forme (démo­cra­ti­que) de l’organisation et de la prise de décision était la même. Ou, com­me l’a écrit l’historien Américain Arthur Schlesinger en 1944: «Les or­ga­ni­sations bénévoles comme les associations sont devenues pour la plupart des gens les meilleures écoles de gouvernance. En apprenant à vivre en associations, ils ont appris la démocratie.»

Cela est presque fini aujourd’hui. Seuls environ 10 pour cent des gens sont encore membres d’associations. Certes, l’engagement civil reste courant. Mais il se pratique surtout dans les groupes d’entraide, les organisations professionnalisées, les églises et les prétendus médias 'sociaux'. D’après Yoni Appelbaum, ces structures ne sont plus du tout des écoles de gouvernance démocratique, ni des lieux où la démocratie s’exerce, s’apprend et entre dans les mœurs. Trump est davantage un symptôme de cet état de faits que sa cause. La façon dont les institutions démocratiques semblent survivre à l’action très antidémocratique de Trump est pour Appelbaum «un testament pervers pour la résistance culturelle de la démocratie aux USA». Mais: «Beaucoup d’Américains n’acceptent plus de renoncer aux commodités et aux plaisirs du canapé de la maison pour le dépouillement d’une salle de réunion. Mais cela voudrait aussi dire que toute relance d’une démocratie directe et par­ti­cipative ne pourrait pas s’appuyer sur des associations ou clubs fraternels.»

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Yoni Appelbaum, né à Boston en 1980, a étudié l’histoire et le journalisme dans cette ville et à New York. Il a ensuite enseigné l’histoire des États-Unis du 19ième siècle à l’université Harvard de Cambridge (Massachussetts). Il est rédacteur au mensuel The Atlantic de Boston, l’un des plus anciens magazines politiques des USA.

«
La démocratie n’est pas un système naturel. Les gens doivent assimiler les comportements démocratiques; nous ne sommes pas nés pour repousser nos propres désirs au profit de ceux d’une majorité. Comme la plupart des habitudes, les comportements démocratiques ne peuvent se développer que lentement, au mieux par de constantes répétitions. (...) Durant deux siècles, les USA étaient connus pour leurs manies démocratiques: dès l’enfance, les Américains apprenaient à être citoyens, surtout en créant, en appartenant ou en participant activement à des associations et autres organisations démocratiques. Mais au cours des dernières décennies, ils ont perdu la main. Ou ils ont cessé d’assimiler les comportements démocratiques. Avec des résultats catastrophiques. Beaucoup d’Américains et Américaines ne savent plus rien de toutes les procédures dont des organisations démocratiques s’occupaient pour produire de la légitimitér. En 2016, le candidat républicain à la présidence a méprisé et bafoué tous les usages démocratiques, et a été élu surtout par des Américains qui n’ont plus d’activité dans aucune organisation démocratique.
»

Extrait de Perte des habitudes démocratiques, article de Yoni Appelbaum paru dans le numéro spécial de The Atlantic sur la question
La démocratie meurt-elle? (Vol. 322/no 3/octobre 2018/p. 74-78).


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