11.08.2018
Quotidien Jurassien
Mosaïque de la Démocratie
Fragment no 85
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Les citoyens comme cœur de la démocratie
Rien n’est plus pratique qu’une bonne théorie, disait un sage voici quelques années. C’était un sage, mais il devait être solitaire. Car les théories ont, justement chez nous et aujourd’hui encore, une réputation plutôt malcommode, et même mauvaise. Comme il y a soixante ans aux USA, lorsqu’un philosophe libéral très connu par la suite, Isaiah Berlin, a même demandé si la théorie politique existait encore.
Au début des années 1960, un jeune chargé de cours de l’Université de Berkeley (Californie) a publié un livre de plus de 500 pages sur l’histoire des théories politiques occidentales depuis Platon et Aristote (Politics and Vision). Il ne se contentait pas d’y rappeler, disséquer et expliquer les anciennes théories, mais lançait la théorie elle-même vers de nouvelles perspectives et missions. Cet explorateur et rénovateur de la théorie politique portait le nom de Sheldon Wolin, fils d’un immigré russe et ancien pilote volontaire dans l’armée de l’air US durant la Seconde Guerre mondiale. Pour Wolin, une théorie permet de formuler des questions qui révèlent des particularités et relations sociales cachées; c’est parfois aussi une condition pour pouvoir se mettre d’accord sur la manière de rendre la société plus humaine. D’où aussi la thèse citée plus haut sur la grande importance pratique d’une bonne théorie. Pour Wolin, c’était comme la «lumière dans l’obscurité».
Sheldon Wolin a aussi surpris par sa critique interne: il a dénoncé le caractère «souvent antidémocratique» des grandes philosophies occidentales, de Platon à Luther, Saint Augustin à Adam Smith et Hegel. Souvent développées en temps de crise, peut-être avec la seule exception de Rousseau elles ont tenté de créer un nouvel ordre politique non pas en l’ouvrant aux peuple et en l’impliquant dans l’organisation sociale, mais par son exclusion, domestication ou apaisement. Wolin: «Aucun d’eux ne pouvait imaginer une société o&uquote; les élites ne donneraient pas le ton en priorité. Même pour Hegel, les 'masses' étaient ignorantes, intolérantes, opposées au progrès; comme nombre de bons philosophes du 19e siècle, il ne comprenait rien au peuple simple.»
Avant tout inspiré par les mouvements des droits civiques et autres mouvements démocratiques des années 1960 en Californie, Sheldon Wolin a été l’un des très rares théoriciens de la démocratie à insister sur la participation des simples citoyens et citoyennes et leurs compétences à faire de leur réalité quotidienne le noyau, le droit et leur qualification pour la démocratie. Pour Wolin, les gens n’étaient pas consommateurs, spectateurs ou inspirateurs de la démocratie, mais ses acteurs centraux. Wolin: «Comme citoyen, on n’a pas seulement des droits. Pour un citoyen, il en va de la capacité à générer du pouvoir, car c’est la seule manière de faire et de changer les choses dans le monde. Et il en va de la capacité à partager ce pouvoir, à collaborer avec d’autres de manière à aménager notre situation pour réaliser le bien commun et permettre à chacun de s’épanouir.»
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Sheldon Wolin (1922-2015) est devenu après la Seconde Guerre mondiale l’un des théoriciens les plus marquants de la politique aux États-Unis. Il a travaillé durant 50 ans comme professeur de philosophie politique dans diverses universités de Californie et à Princeton. Pour son élève Cornel West, Wolin a été le plus grand théoricien politique de et pour la démocratie de notre temps.
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La démocratie crée les conditions qui permettent à tous les simples citoyens et citoyennes d’améliorer leur vie en s’engagent politiquement et en poussant le pouvoir politique à répondre à leurs espoirs et besoins. Dans une démocratie, il faut que les hommes et les femmes simples reconnaissent que leurs besoins et soucis sont pris en charge par les responsables, et que les actions de ceux-ci sont conduites par les principes du bien commun, de l’égalité et de la loyauté. Dans une démocratie, chacun et chacune peut placer des jalons grâce à son engagement politique; par son propre engagement, qui est aussi une forme d’accomplissement personnel, chacun et chacune devient membre d’une vie sociale commune. Dans une démocratie, il ne s’agit pas de faire du jass ensemble, mais d’organiser en commun les forces qui agissent directement et efficacement sur toutes nos conditions de vie.
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Extraits du dernier ouvrage de Sheldon Wolin, Democracy Incorporated, Princeton University Press 2008.
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