4 août 2018

Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

Fragment no 84

L’espace public se dégrade:
une menace pour la démocratie



Le plus grand philosophe allemand Jürgen Habermas n’a jamais redouté les analyses franches et les hypothèses limpides. Surtout en évoquant la crise de la démocratie. Il y a 65 ans déjà, tout au début de sa carrière scientifique, Habermas a identifié l’absence d’une théorie de la démo­cra­tie dans la théorie critique de l’École de Francfort par ses professeurs Theodor W. Adorno et Max Horkheimer. Surmonter ce déficit, Habermas en a fait la tâche toute personnelle de sa vie Il a ainsi proposé récem­ment dans l’édition estivale de la revue parisienne Cités un critère simple pour apprécier l’état d’une démocratie. «La constitution de l’espace public politique d’un pays convient bien comme test de vitalité pour l’état de la démocratie», estime-t-il dans une grande interview.

Un espace public intact et bon pour la démocratie se distingue avant tout par trois prestations. Il génère, par la discussion publique des opinions, avis et perspectives, une zone de conscience sociale dans laquelle les citoyens et citoyennes peuvent se créer une orientation, des avis et des choix d’actions. Deuxièmement, il permet aux citoyens, ainsi qu’à toutes les composantes de la société civile, de s’exprimer et d’échanger de manière controversée et d’élaborer ainsi ce qui pourrait être qualifié de volonté temporaire de la société. Finalement, c’est le lieu où les différents acteurs - État, administration, économie, société - s’affrontent, s’abordent les uns les autres, peuvent essayer de se convaincre et d’acquérir une légitimité par la délibération.

Que valent les différents espaces publics en Suisse? Jacques Pilet a ten­té il y a deux semaines de répondre à cette question dans une in­ter­view de l’hebdomadaire zurichois Wochenzeitung, en regardant la Suisse ro­mande. La réponse très inquiète de Pilet: «La Romandie se provincialise. Le paysage journalistique romand» s’appauvrit et devient toujours plus maigre, ses propriétaires se concentrent sur deux maisons zurichoises et une parisienne, le journalisme s’industrialise, autrement dit se stéréotype, la créativité et l’échange disparaissent, il manque toujours plus d’espaces (journalistiques) où les gens peuvent s’exprimer, échanger, approfondir, débattre de manière à s’assurer d’eux-mêmes et de leurs actions. Un bilan qui, pour une fois, s’applique aussi parfaitement à la Suisse alé­ma­ni­que. Et à la plupart des cantons, dont les démocraties ne peuvent plus qu’en de rares exceptions s’appuyer sur des espaces publics con­ve­nab­les, au même titre que l’espace germanophone tout entier.

Conséquence? Qui aime la démocratie ne doit plus abandonner l’espace public au marché et aux éditeurs qui ne se soucient plus que de leurs pe­ti­tes affaires privées. Il nous faut ouvrir notre conception du service public au-delà du domaine électronique. Il est nécessaire que les cantons, la Confédération et les mécènes privés investissent directement dans une fondation qui rende possible et soutienne directement les anciens et nou­veaux médias qui, à l’exemple du Quotidien Jurassien, veulent être et créer les lieux et les zones d’un espace public politique vibrant.

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Jürgen Habermas, né en 1929 à Düsseldorf, a été professeur de philosophie à l’Université de Francfort et à Munich entre 1964 et 1994. Intellectuel critique le plus écouté d’Allemagne, «Habermas est le dernier philosophe européen d’envergure mondiale» selon la rédaction
de la revue parisienne Cités.

«
Un espace public politique ne 'vibre' que tant qu’il génère des convictions publiques concurrentes; celles-ci ne devant pas pouvoir être imputées en premier lieu au travail de relations publiques de groupes d’intérêts, mais à des impulsions venues de la société civile elle-même. (...) Le Parlement devient, comme nous le voyons précisément aujourd’hui, le bras armé d’une entreprise technocratique lorsqu’il n’est pas enraciné dans les discussions vitales de la société civile et ne reste pas en contact avec un espace public vivant. (...) La constitution de l’espace public politique d’un pays convient bien comme test de vitalité sur l’état de la démocratie. Les espaces publics nationaux sont aujourd`hui largement dominés par une situation post-démocratique.
»

Extrait d’un grand entretien inédit avec Jürgen Habermas publié sous le titre Sur la politique et l’histoire dans la revue parisienne Cités, no 74,
juin 2018 (Presses Universitaires de France, Paris).


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