5 mai 2018
Quotidien Jurassien
Mosaïque de la Démocratie
Fragment no 74
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Sans cadre démocratique,
les marchés mènent à la catastrophe
Pour la deuxième fois en un siècle, un marché international s’est établi dans le monde, dont les économistes dominants prétendent qu’il règle lui-même tout pour le mieux à l’avantage de tous. Pour la deuxième fois au cours des cent ans écoulés, cela pourrait se révéler une erreur fatale. Car ce marché, qui échappe à tous cadres, a déjà conduit à une concentration inouïe de richesse et donc de pouvoir politique entre les mains de très peu d’hommes et exclut des millions de personnes des fruits de l’énorme croissance économique. Les laissés pour compte ressentent la répartition toujours plus inégale des nouvelles richesses et leurs pertes évidentes comme de la violence pure. Ils commencent à se défendre en conséquence, se détournent de démocraties nationales toujours plus impuissantes et tendent comme déjà 90 ans plus tôt vers des contre-pouvoirs (néo-)fascistes.
Il serait temps de se souvenir de Karl Polanyi (1886-1964), spécialiste des sciences sociales et économiques américain d’origine hongroise et britannique, de gauche sans être marxiste, qui a averti il y a 75 ans des conséquences catastrophiques de marchés hégémoniques: «Permettre au mécanisme du marché de diriger seul le sort des êtres humains et leur milieu naturel, et même, en fait, du montant et de l’utilisation du pouvoir d’achat, cela aurait pour résultat de détruire la société. (...) Dépouillés de la couverture protectrice des institutions culturelles (et politiques, a.g.), les êtres humains périraient, ainsi exposés à la société; ils mourraient, victimes d’une désorganisation sociale aiguë, tués par le vice, la perversion, le crime et l’inanition.»
D’après Polanyi, le XIXe siècle peut être caractérisé par les deux évolutions suivantes: «Le mouvement de libéralisation de l’économie s’est heurté à un contre-mouvement cherchant, le plus souvent de manière inconsciente, à préserver la société des ravages du marché. C’est ainsi que des classes sociales différentes (...) ont essayé de limiter la progression de l’économie marchande.» Mais ces efforts ont été vains, ce qui a déjà causé deux fois, en 1914 et 1939, des catastrophes qui ont coûté la vie à plus de 60 millions de personnes.
Pour prévenir de telles catastrophes, il faut de nouveau réintégrer l’économie dans les sociétés, rétablir la primauté de la politique sur l’économie, restaurer le pouvoir de la démocratie sur le marché. Cela ne peut toutefois plus se faire au niveau national comme le New Deal dans les années 1930 aux États-Unis, ou par des accords internationaux comme à Bretton Woods après la Deuxième Guerre mondiale. Il faut pour cela, au moins en Europe, une refondation fédéraliste, un approfondissement et une constitution démocratique pour l’Union européenne. Si le président Macron peut recommander à ses collègues la lecture de Karl Polanyi, il aura la chance de ne pas rester seul à avoir compris cela.
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Karl Polanyi (* Vienne 1886, Toronto 1964), a grandi à Budapest, où il a étudié le droit et la philosophie. Il a émigré en 1940 aux États-Unis, où son chef d’œuvre La Grande Transformation lui a valu dès 1947 jusqu'à sa retraite en 1953 une chaire à l’Université Columbia de New York.
«
Pour trouver les origines du cataclysme fasciste, il nous faut nous tourner vers la grandeur et la décadence de l’économie de marché, établie dans les années 1920 au niveau international. (...) Notre thèse est que l’idée d’un marché s’ajustant lui-même était purement utopique (c.à.d. illusoire, ag). Une telle institution ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert.
»
Extrait du chef d’œuvre de Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, publié en 1944, traduit en français chez Gallimard en 1983.
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