7 avril 2018

Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

Fragment no 70

Les vaches à cornes illustrent une lacune de nos droits populaires


Si l’on veut savoir pourquoi les Suisses et les Suissesses sont toujours rangés parmi les plus heureux du monde, l’une des nombreuses répon­ses possibles tient aux droits originaux dont ils disposent. Ainsi, le pro­fesseur d’économie Mathias Binswanger estime qu’à cause de la démo­cratie directe, il est plus difficile en Suisse qu’ailleurs de gouverner contre la volonté des citoyens. Ceux qui sont fâchés par un abus savent se déshy;fendre chez nous.

Le paysan de montagne Armin Capaul (66 ans), dont la ferme de Valen­giron, à quelques kilomètres de Moutier, se trouve sur la commune de Perrefitte, au sud de la frontière cantonale, est quelqu’un qui peut se fâcher. Mais avant son propre bonheur, c’est celui des vaches, et leur dignité qui le tourmentent. Quand il apprend qu’en Suisse, les cornes de 90 % des bovins sont brûlées et que cette perte leur porte clairement atteinte, Capaul décide d’entreprendre quelque chose. Il s’efforce de rendre son courroux utile. «La corne est chaude et pleine de fibres nerveuses. Elle appartient au corps de la vache. Ecorner les vaches, c’est atteindre à leur dignité.» Armin Capaul l’a écrit à l’Office fédéral de l’agriculture. Puis directement au Conseil fédéral. Enfin, au Conseil national et au Conseil des États. Dans ses lettres, il n’a pas demandé l’interdiction de l’écornement. Il se contente très raisonnablement de proposer une nouvelle répartition des subventions fédérales en faveur des vaches qu’on laisse vivre intactes. Mais personne ne réagit. Per­sonne dans la Berne fédérale ne veut prendre au sérieux les soucis du paysan de montagne. Ce qui compte, c’est la place que les vaches écornées font gagner dans l’étable. La dignité des animaux est secon­daire; la priorité, c’est la rentabilité de l’élevage.

Mais le paysan de montagne Armin Capaul, qui a des origines grisonnes et zurichoises, n’abandonne pas si vite. Il se sert du «droit de légitime défense des petites gens», comme le conseiller aux États soleurois Ro­berto Zanetti appelle l’initiative constitutionnelle, qu’il soutient. Pratique­ment en solitaire, Armin Capaul, entre-temps baptisé par la presse «re­belle défenseur des vaches à cornes», a réussi à recueillir les 100'000 signatures nécessaires; il en a rassemblé la moitié tout seul, et payé de sa poche un franc par signature pour les autres. «Maintenant je n’ai pas seulement le droit de parler, ils doivent même m’écouter», affirme-t-il avec calme.

Mais Armin Capaul a encore dû entendre autre chose. Ainsi, pour le Con­seil fédéral, «les vaches à cornes n’ont rien à faire dans la constitution!» Le même Conseil fédéral qui avait jusque là aussi bien ignoré les propo­sitions de Capaul que, durant les 50 années écoulées, la mise en place de l’initiative législative, qui empêcherait que des intérêts jugés mineurs ne puissent être respectés qu’au prix de modifications de la constitution. D’ailleurs, neuf des dix initiatives populaires lancées en 2017 réclament des changements de lois et sont traitées par le biais de la constitution du seul fait que la Confédération, contrairement à tous les cantons, ignore l’initiative législative.

Le Conseil des États aussi a simplement renoncé au contre-projet indi­rect qui convenait - une petite modification de la loi aurait donné satis­faction à Capaul et l’aurait amené à retirer son initiative - parce que l’idée émanait de la commission du Conseil national et non de sa propre pièce arrière. Certes, le Conseil national garde la possibilité de reprendre son contre-projet indirect à la prochaine session d’été, et d’éviter ainsi une votation populaire d’un coût proche de 30 millions de francs sur la pro­tection de la dignité d’au moins quelques centaines de milliers de vaches à cornes. Mais Armin Capaul doute qu’une majorité parlementaire trouve la force de faire ce geste. En lieu et place, il se prépare déjà à la votation «avec confiance». Peut-être pas encore très heureux, mais content d’avoir pu faire de la dignité des vaches à cornes un sujet de discussion fédérale. Et fier d’avoir montré que le président de la Confédération Lud­wig Forrer avait raison il y a 112 ans de soutenir au Parlement deux initiatives des cantons de Zurich et Soleure en faveur de l’introduction de l’initiative législative aussi au niveau fédéral, en disant que ce serait le joyau manquant au «couronnement de notre démocratie».

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Ludwig Forrer (1845-1921), juriste de Winterthour, premier secrétaire
de la constituante zurichoise de 1868/1869, a été conseiller national (1875-1900), puis conseiller fédéral (1902-1917). Il fut sans doute l’un des démocrates radicaux les plus convaincus au Palais fédéral.

«
On peut qualifier aujourd’hui d’injustice politique le fait que, par l’extension constante des compétences fédérales, le droit d’initiative des citoyens des cantons soit matériellement toujours plus limité, sans que la juste contrepartie lui soit accordée par l’octroi de l’initiative législative fédérale. (...) Cela n’a pas de sens de refuser au peuple le droit d’initiative au sujet de lois simples quand on lui accorde le droit de remplacer à chaque instant la constitution toute entière par une autre.
»

Texte du conseiller fédéral Ludwig Forrer inclus dans le message du Conseil fédéral du 6.3.1906 sur l’approbation des deux initiatives des cantons de Zurich et Soleure pour l’introduction de l’initiative législative au niveau fédéral (publié dans la Feuille fédérale no 17, avril 1906).


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