17 février 2018

Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

Fragment no 63

Pourquoi tant de haine sur l’internet?


Haine, dénigrement et insultes dans la discussion publique ne sont pas un signe de notre temps. Cela existait déjà auparavant. Ainsi, Cicéron (106-43 av. J.C.), tout de même resté homme d’EÉtat dans l’histoire, aurait déjà discrédité son adversaire, le général Marc Antoine (83-30 av. J.C.), en l’accusant de prostitution. Il disait préférer ne plus évoquer ses dépravations et débordements.

Pourtant, le résultat d’une analyse publiée en début de semaine par le Tages-Anzeiger de Zurich doit nous interpeller. Ce travail a porté sur les 700'000 commentaires que les lecteurs de la plus grande plateforme politique numérique de Suisse - coproduction de Tages-Anzeiger, Basler Zeitung et Berner-Zeitung - ont envoyés dans les six derniers mois en réaction à des articles d’information. Sur ce nombre, 200'000 étaient si lourds, racistes, sexistes ou obscènes qu’ils n’ont même pas été reproduits.

Mais les 500'000 commentaires publiés regorgeaient aussi de hargne, d’hostilité, de menaces et d’agressions personnelles. Au lieu d’échanger d’âpres arguments sur le fond, beaucoup préfèrent attaquer la personne, surtout si c’est une femme. C’est ainsi que la conseillère fédérale Simo­net­ta Sommaruga a accumulé de loin le plus grand nombre d’insultes abjectes, alors qu’elle n’a défendu aucun projet soumis à votation ni n’a occupé le premier plan pour d’autres raisons durant le dernier semestre.

Pourquoi donc le débat public, en quelque sorte l’âme de la démocratie, surtout directe, est-il devenu si brutal et blessant? Pourquoi donc l’in­ter­net, qui devrait en réalité faciliter le débat public, produit-il tant de diffa­mation et d’hostilités personnelles? Art Markman, professeur de psycho­lo­gie à l’Université du Texas d’Austin, cite les caractères suivants du langage en ligne, propres à favoriser les discours de haine. D’abord l’anonymat, grâce auquel la haine reste sans conséquence. Ensuite, la distance avec l’objet de la haine, qui préserve également des réactions. Enfin, il est plus facile d’être ignoble en ligne, car cela ne laisse pas de trace, au contraire d’une lettre.

Communiquer, c’est au fond adopter la perspective de l’autre, être ca­pable de la comprendre puis d’y répondre. Markman: «La tonalité et la gestuelle ont un grand effet sur la possibilité de comprendre ce que quel­qu’un dit. Plus nous sommes éloignés l’un de l’autre et hors d’état de nous dévisager, plus c’est difficile.» Mais sans comprendre ceux qui sont d’un autre avis, personne ne peut se forger sa propre vision des choses. Par conséquent, nous dépendons autant de la pluralité des opinions ex­primées que de leur échange. Ou, comme la première ministre bri­tan­ni­que Theresa May l’a déclaré la semaine dernière à Manchester: «Cela m’inquiète que le débat public devienne aujourd’hui toujours plus vul­gaire. Pour certains, il semble devenir plus difficile de critiquer une opinion sans discréditer en même temps ceux qui pensent autrement. C’est évidemment dangereux pour la démocratie, et nous devons tous contribuer à ce qu’un débat pluraliste et sincère demeure possible.»

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Sarah Bütikofer Lachat a étudié les sciences politiques à Zurich, Barcelone et Lugano. Agée de 40 ans, elle enseigne aujourd’hui
à l’école polytechnique et à l’université de Zurich, principalement
la politique et la recherche parlementaire suisses.

«
En Suisse, une femme politique continue bien souvent à faire tache parce que c’est une femme et qu’elle appartient donc à la minorité sur la scène politique. (Dans les médias), on parle surtout de sa personnalité, de son physique, de son style et de sa vie privée. (...) Les femmes doivent souvent se justifier de vouloir participer au pouvoir plutôt que de mettre au premier plan leur rôle de mère ou d’épouse (...) Le débat (public) se tient (aujourd’hui) davantage par superposition qu’ensemble.
»

Sarah Bütikofer dans l’article Femme, puissante - et détestée,
publié le lundi 12 février 2018 par le Tages-Anzeiger de Zurich.


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