6. Jan. 2018
Quotidien Jurassien
Mosaïque de la Démocratie
Fragment no 57
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Qui sont et où sont les gens «oubliés»?
Silvio Berlusconi, Christoph Blocher et Donald Trump ont au moins deux points communs. Ce sont tous les trois des nouveaux riches dont les fortunes figurent aujourd’hui parmi les plus grandes de leur pays. De plus, ils se sont tous trois dotés d’un pouvoir politique inouï en parvenant à envoûter des centaines de milliers de leurs concitoyens oubliés, des millions pour Trump. Ces gens vivent beaucoup moins bien qu’eux, ils font même partie de ceux qui souffrent et sont pénalisés par ceux qui dominent de la vie économique et politique.
Tous trois prétendent toujours parler au nom des petites gens, des oubliés, du peuple ordinaire et authentique. Ces multimilliardaires parviennent même à faire croire qu’ils incarnent l’homme simple, le peuple véritable, le pays profond - eux qui «gagnent» chacun davantage que leurs nuées de partisans ensemble.
Cela ne peut se comprendre qu’à la lumière du changement de signification du terme d’homme oublié que l’historien Lawrence B. Glickman a retracé pour les États-Unis. Car l’homme oublié a été rendu célèbre par un discours aux intentions très différentes du grand président Franklin D. Roosevelt (1882-1945). Celui-ci s’est exprimé, en avril 1932, comme gouverneur de New York et candidat à la présidence, sur la Grande Dépression - crise économique la plus grave du XXe siècle - et les 10 millions d’Américains privés de salaires. Il a déclaré dans une célèbre allocution à la radio: «Le gouvernement a oublié ces millions de chômeurs ou ne veut pas s’en souvenir. Mais ces temps de malheur appellent des plans afin de rendre et développer des emplois à ces millions de personnes oubliées, inorganisées mais indispensables à l’économie. Nous devons à nouveau penser à l’homme oublié au bas de la pyramide économique, nous ne pouvons remonter que d’en bas, uniquement en remettant au travail ces millions de personnes!»
Vingt ans après le New Deal de Roosevelt, qui a permis de surmonter la crise grâce aussi à de grands programmes d’investissements publics, d’autres hommes politiques et journalistes ont recommencé à parler d’hommes oubliés. Contrairement à Roosevelt, ils pensaient aux contribuables et à la classe moyenne, qui devaient toujours payer. Encore vingt ans plus tard, la notion est à nouveau apparue dans un papier stratégique de la Chambre de commerce des États-Unis, n’hésitant pas à affirmer cette fois que l’homme d’affaires était oublié. Celui-ci devait toujours payer des impôts pour les fainéants, faux invalides, demandeurs d’asile, et pour l’aide sociale aux Noirs démunis, ce genre de discours contient toujours une bonne dose de racisme blanc. Cette victimisation élitaire a marqué l’image politique que Trump donnait de lui-même alors qu’il commençait à bâtir son empire spéculatif et immobilier. Comme ses amis politiques Blocher et Berlusconi il se sert toujours de cette interprétation lorsqu’ils s’adressent au simple peuple - bien conscients d’un malentendu utile: comme Roosevelt, beaucoup de leurs auditeurs comprennent cette expression tout autrement.
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Né en 1963 à New York, Lawrence B. Glickman est aujourd’hui professeur d’histoire américaine à l’Université Cornell d’Ithaca (NY). L’un de ses principaux textes est disponible en français: Acheter par amour de l’esclave - l’abolitionnisme et les origines du militantisme consumériste américain, dans Au nom du consommateur (La Découverte, 2005).
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De l’avis de nombreux conservateurs, l’État social et tous ceux qui souhaitent le développer ne veulent pas aider les défavorisés, mais il correspond à une attaque raffinée contre le porte-monnaie et la dignité des Américains blancs de la classe moyenne. Trump s’est rallié à cette idéologie lorsqu’il a hérité de ses premiers millions: elle lui a permis de se considérer comme une victime. (...) Il est devenu président parce qu’il a gagné, au-delà du soutien d’une classe, l’alliance des Blancs qui, indépendamment de leur position réelle, se sentaient oubliés, exploités et peu respectés. Il a fait de la prétendue tromperie de l’élite le cœur de sa vision politique. Pas seulement en faisant mine de représenter ces élites blanches trompées, mais pour ainsi dire en les incarnant.
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Tiré de Hommes oubliés, le long chemin de Franklin Roosevelt à Donald Trump, essai de Lawrence B. Glickman paru le 12 décembre 2017 dans The Boston Review, un forum politique et littéraire.
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