2. Dec. 2017
Quotidien Jurassien
Mosaïque de la Démocratie
Fragment no 54
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La sphère privée dans l’ère numérique
Le thème du jour revêt une importance fondamentale pour la qualité de la démocratie, dont on n’est pas toujours suffisamment conscient: le droit élémentaire à la vie privée, qui ne regarde personne. Pionnier américain de la protection des données personnelles, Alan Westin a défini, à la fin des années soixante, la sphère privée en ces termes: «Le droit de l’individu, d’un groupe et d’une institution de décider personnellement quand, qui et combien d’informations à son sujet peuvent être transmises à d’autres.» Westin a ainsi précisé un droit fondamental qu’un autre grand juriste, Louis Brandeis, avait défini 60 ans plus tôt comme «le droit d’être laissé tranquille ».
Ce droit est essentiel pour notre liberté; le journaliste et écrivain britannique George Orwell (1903- 1950) l’a brillamment illustré par l’expression «Grand Frère vous regarde». Il avait auparavant fait l’expérience douloureuse de régimes totalitaire de droite et de gauche. Si les autorités connaissent toujours mes pensées et mouvements les plus intimes, il est impossible de formuler ses propres idées, de s’associer avec d’autres personnes d’opinions différentes et de contester le pouvoir. Mais Orwell et Westin ont vécu avant l’ère numérique.
Aujourd’hui, notre sphère privée est menacée dans une toute autre mesure et dans un sens très différent. Chaque téléphone mobile, dénommé smartphone bien dans l’esprit de la novlangue d’Orwell, livre des milliers de données à la seconde sur l’existence de son utilisateur - non à l’État, mais aux opérateurs privés. L’utilisateur du téléphone n’est jamais laissé tranquille, même quand il dort. Il fournit sans cesse des données et des profils de vie à quelques géants de la haute technologie, qui les utilisent pour leurs affaires colossales.
Dans quelle mesure le gouvernement peut aussi se servir des mégadonnées? La Cour suprême des États-Unis examine cette question actuellement. Elle doit se prononcer sur le cas de Timothy Carpenter, petit malfaiteur de Detroit. Avec quelques comparses, il a volé en 2010 des centaines de smartphones dans une dizaine de grands magasins. Face à tant de portables à voler, l’oubli de son mobile personnel dans sa propre poche a causé la perte de Carpenter. Il a fourni aux opérateurs les données qui ont permis à la police de définir les 12 898 lieux où le filou a séjourné durant 127 jours. Elle a même découvert où il a dormi, quels dimanches il s’est rendu à l’église, et quand il a commis ses méfaits. Carpenter a été condamné à 116 années de prison.
La Cour suprême doit maintenant décider si la police avait le droit d’intercepter ces données sans mandat d’un juge ou si elle a violé un droit fondamental. Un citoyen moderne renonce-t-il vraiment au droit à sa sphère privée en utilisant son portable, son GPS, son compte Facebook ou une autre version d’internet? Ou cette zone doit-elle être redéfinie en fonction des nouvelles capacités numériques? Les réponses de la plus haute juridiction américaine toucheront aussi notre sphère privée, notre liberté et notre démocratie.
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Alan F. Westin (1929-2013), juriste et politologue de New York, professeur pendant 40 ans à l’Université Columbia et pionnier de la protection des données, et de la sphère privée.
«
Le danger des masses énormes de données personnelles pour la sphère privée et nos libertés réside dans le fait que les personnes au courant de la récolte et de la conservation de toutes ces informations ignoreront toujours quand, par qui et comment elles seront utilisées. Cet état d’esprit pousse à une adaptation du comportement individuel et à l’abandon de la liberté de pensée, de parole et d’action.
»
Tiré de La vie privée et la liberté (1967), ouvrage d’Alan Westin qui doit aujourd’hui être considéré comme prophétique.
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