24. Juni 2017

Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

Fragment no 33

«Le gage matériel de la liberté de pensée»


Pouvez-vous imaginer que le Parlement cantonal jurassien siège aussi une fois hors de Delémont, le chef-lieu? Le Grand conseil zurichois l’a fait hier en se réunissant à Winterthur, seconde ville du canton. Pour fêter les cent ans d’une date-clé de la démocratie politique. Non pas l’instauration des droits populaires, conquis avant tout par les gens de Winterthur il y a 148 ans, et qui ont fait de cette ville ouvrière (Sulzer!) la capitale de la dé­mocratie zurichoise. Il y a cent ans, c’est l’élection proportionnelle qui a été obtenue, comme les droits populaires, après des années d’âpre lutte contre l’hégémonie libérale.

Avec l’élection proportionnelle, qui fait du Parlement une image de la so­ciété où les minorités politiques sont équitablement représentées, les Zurichois ont adopté il y a un siècle une idée de la Révolution française. Comme on le sait (voir la Mosaïque de la démocratie, nos 14 et 16 du QJ, des 11 et 25 février 2017), les révolutionnaires démocrates Mirabeau (1749-1791) et Condorcet (1743-1794), le libertaire jurassien Victor Con­si­derant (1808-1893), le libéral britannique John Stuart Mill (1806-1873), le socialiste zurichois Karl Bürkli (1821-1901) et le philosophe genevois Ernest Naville (1816-1909) ont plaidé durant un siècle pour le principe d’une élection démocratique («Le système proportionnel est la suite logique de la démocratie»). Les cantons du Tessin, de Neuchâtel et de Genève ont pris les devants entre 1890 et 1892. Au niveau fédéral, les échecs de deux initiatives populaires fédérales, en 1900 et 1910, ont précédé la nette approbation de la troisième – exigence prioritaire de la grève générale – en 1918, durant un automne agité. L’arrivée du droit de vote proportionnel a fait perdre aux libéraux-radicaux leur majorité ab­so­lue au Conseil national pour la première fois dans l’histoire de l’État fé­dé­ral; elle reste considérée aujourd’hui comme la principale réforme résul­tant directement d’une initiative populaire.

«La réalité est plurielle, la vie est plurielle. Le pluralisme s’impose à nos institutions, qui s’affaiblissent dans l’entre soi. (Il faut) rendre à notre dé­mocratie l’oxygène dont trop longtemps elle fut privée». Par ces mots, le président Emmanuel Macron a justifié lundi dernier son intention d’intro­duire en l’espace d’un an «une dose de proportionnelle» dans l’élection d’une Assemblée nationale réduite d’un tiers. Sans rappeler que la pro­portionnelle est un vieil enfant de l’intelligence de la société française qu’il aime tant exalter.

Dès la troisième (1919-28) et la quatrième République (1946-58), l’As­sem­blée nationale avait été élue à la proportionnelle. En 1958, le général de Gaulle n’en a rien voulu savoir, avec sa conception politique bipolaire. Et François Mitterrand n’a réintroduit la proportionnelle pour les élections de 1986 qu’afin d’éviter une grave défaite du PS. De sorte qu’en 1992, le premier ministre Jacques Chirac a contraint le Parlement à biffer à nou­veau la proportionnelle. Ce qui a permis dix ans plus tard au président Chirac d’obtenir 63 % des sièges de l’Assemblée nationale avec une part de 33 % des voix, tout comme Macron ce printemps avec 53 % des siè­ges pour 28 % des voix. Tout cela alors que le grand socialiste français Léon Blum avait déclaré 1920 à Tours: «L’importance de la repré­sen­ta­tion proportionnelle n’était pas politique; c’était quelque chose de bien plus haut: (...) La représentation proportionnelle était le gage matériel de la liberté de pensée.»

------------------------

John Stuart Mill, philosophe britannique né en 1806 à Londres
et mort en 1873 à Avignon, a été l’un des penseurs libéraux
les plus influents du 19e siècle.

«
Le Parlement a la tâche de surveiller et de contrôler le gouvernement (...) Deuxième tâche non moins importante: il est simultanément commission des plaintes de la nation et congrès de l’opinion populaire; un forum sur lequel non seulement l’opinion prédominante du peuple, mais aussi celle de groupes isolés (...) peut provoquer la discussion; où chacun peut trouver un collègue de son avis capable d’exprimer sa pensée aussi bien et encore mieux que lui (...); le Parlement est le lieu où ceux dont l’opinion est minoritaire ont la satisfaction que leur avis soit aussi entendu (...) Un lieu où tout intérêt envers le gouvernement (...) peut être discuté passionnément, où les autres doivent écouter et donner leur approbation ou motiver leur rejet – un lieu pareil est (...) l’une des institutions politiques les plus importantes qui puissent exister, et l’un des principaux avantages d’un système de gouvernement libre.
»

Extrait du livre de Mill Considération sur le gouvernement représentatif (Londres, 1861), dans lequel il soutient le système proportionnel pour élire un parlement vraiment démocratique.


Kontakt mit Andreas Gross




Nach oben

Zurück zur Artikelübersicht