11. Feb. 2017

Le Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

(Fragment 14)

Deux fruits intellectuels «utopiques»
de l’Arc jurassien



De Tissot et Zenith aux pipes de St-Claude, de Peugeot à Lipp en pas­sant par les boîtes à musique et les fromages: les fruits du génie in­dustriel du fécond Arc jurassien franco-suisse sont bien connus par-delà les frontières.

Mais qu’en est-il des fruits intellectuels de cet espace remarquable de la chaîne du Jura compris entre Le Locle, Besançon, Montbéliard et Delé­mont? Connaissez-vous les conquêtes politiques, novatrices pour la dé­mocratisation de notre société, que nous ont léguée des pionniers so­cia­listes dans le sillage de la Révolution française? Ce sont par exemple Charles Fourier (1772-1837), de Besançon, Etienne Cabet (1788-1856), de Dijon, Victor Considerant (1808-1893), de Salins, ou Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), de Besançon.

Tous quatre ont grandi dans l’ombre marquante de la Révolution françai­se. Ils ont acquis la conviction que c’était une ébauche majeure qu’il importait de poursuivre, d’élargir et de mieux enraciner dans la société. L’historien américain Jonathan Beecher, spécialiste de cette époque et biographe de Fourier et Considerant, qu’il a qualifiés de «socialistes ro­mantiques», en a écrit ce qui suit: «Ils avaient la conviction de vivre dans un 'vide' intellectuel et moral, et ils considéraient qu’une des taches leur incombant était de combler ce vide – d’imaginer une doctrine ou une 'foi' nouvelle qui servirait à unifier la société, à exalter les sentiments et à substituer l’association aux antagonismes», au chaos et à la misère do­mi­nantes.

Charles Fourier, qui se considérait comme inventeur et non comme phi­lo­sophe, s’est concentré sur une nouvelle organisation du travail pour tous, les phalanstères (communautés baptisées icaries par Cabet). Hommes et femmes devaient y jouir des mêmes droits, s’y répartir le travail dans l’harmonie, les passions humaines y devenant des plaisirs. L’utopie de Fourier nous a transmis l’idée de la coopérative comme organisation dé­mocratique du travail, de la consommation ou du logement, sans exploi­tation ni répression.

Victor Considerant faisait partie des élèves les plus engagés de Fourier. Sa contribution particulière a consisté dans la conception d’une dé­mo­cratie assurant à tous travail et liberté. Il a notamment conçu, à la suite de Condorcet (cf. mosaïque no 2, QJ du 12.11.2016), le droit de réfé­ren­dum comme pilier central de son Gouvernement direct du peuple. Leçon principale de Considerant: «La sanction du Peuple demeure toujours la condition sine qua non de la légalité, l’autorité qui fait seule la loi.» Con­siderant a été la plus importante source d’inspiration pour Karl Bürkli (1823-1901), pionnier du socialisme zurichois. Les deux hommes se sont rencontrés à la fin des années 1840, et Bürkli a popularisé avec grand succès par la suite dans les années 1860 à Zurich tant l’idée de co­opé­ra­tive que la démocratie directe.

Considerant passe même pour l’inventeur d’un autre principe démo­cra­ti­que important, devenu un élément essentiel de sa forme suisse: la re­pré­sentation proportionnelle. Dans les années 1840, Considerant a acquis la conviction que la réforme sociale ne pouvait se satisfaire ni de la mon­ar­chie ni d’un régime à parti unique. C’est pourquoi il a élaboré un procédé électoral faisant du Parlement un miroir des groupes d’opinion – on ne parlait pas encore de Partis - présents dans la société. Une telle as­sem­blée ne devait plus être simplement dominée par le parti rassemblant le plus grand nombre d’électeurs. En 1846, juste après la révolution ge­nevoi­se, Considerant a soumis son idée à l’assemblée constituante ge­ne­voise dans un écrit intitulé De la sincérité du gouvernement re­pré­sen­ta­tif ou exposition de l’élection véridique. Pour James Fazy, le nouvel homme fort des radicaux genevois, cela n’était certes qu’une utopie philosophique. Mais à l’instar de maintes utopies concrètes, la pro­por­tionnelle de Considerant a fait son chemin. Elle a été introduite à Genève en 1892, avant la première guerre mondiale à Zurich et, après la grève générale de 1918, dans l’élection du Conseil national à Berne.

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Victor Considerant (1808-1893), qui avait une formation économique,
est devenu un philosophe de l’Ecole Sociétaire fondée par
Charles Fourier, et rédacteur de ses journaux Le Phalanstère (1832), Destinée sociale (1834), La Phalange (1836), puis La Démocratie pacifique dès 1843. En 1848, Considerant soutient une vraie
Révolution sociale, et écrit:

«La campagne révolutionnaire de 1789 et 1830 n’a réalisé que l’émancipation des fils de la bourgeoisie aisée à qui elle a donné ce qui lui manquait: les droits politiques. Cette campagne de l’émancipation incomplète qu’elle a produite, bien loin d’être i’œuvre intégrale de la Révolution, consiste dans l’application sociale complète des principes
de liberté, d’égalité et de fraternité ...»

(Extrait de Victor Considerant, Le Socialisme devant le vieux monde,
ou les vivants devant les morts
, Librairie phalanstérienne, 1848, p.2 et 4, cité dans Michèle Riot-Sarcey, Le procès de la liberté, une histoire souterraine du XIXème siècle en France, éditions
La Découverte, Paris 2016.)




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