8. Nov. 2013

Le Temps

«Le Jura a besoin de davantage de fantaisie et de créativité»


Serge Jubin

Andreas Gross, conseiller national zurichois qui vit à Saint-Ursanne, trouve le processus tendant à la création d’un nouveau canton tout à fait passionnant et relevant de questions fondamentales. Le 24 novembre, les Jurassiens du canton et les Jurassiens bernois diront, chacun de leur côté, s’ils enclenchent un processus tendant à la création d’un nouveau canton réunissant les deux parties du Jura. Conseiller national socialiste zurichois vivant aussi à Saint-Ursanne (JU), Andreas Gross livre son regard d’historien et de spécialiste des questions de la démocratie.

Le Temps: Comment le vote institutionnel des Juras, le 24 novembre, vous interpelle-t-il?

Andreas Gross: Je suis un produit politique des socialistes zurichois, mais, plus profondément, je suis un Bâlois, et les Bâlois ont toujours eu une relation particulièrement étroite avec le Jura. Les scrutins institutionnels jurassiens me fascinent depuis 1965. Dans les années 1980, j’ai eu le privilège de devenir un ami de Roland Béguelin (l’un des fondateurs du mouvement séparatiste). Il s’agit de corriger une injustice de 1815, ce qui est assez unique en Europe. Lors du Congrès de Vienne qui faisait suite aux horreurs de Napoléon, les grands pouvoirs européens ont décrété l’incorporation du Jura au canton de Berne, sans son agrément.

Dans un monde globalisé, est-ce bien raisonnable de proposer à deux populations de 70'000 et 50'000 habitants de construire un nouveau canton?

Une telle approche trahit une méconnaissance de la globalisation et de la mondialisation. Elles provoquent le sentiment de perte des racines et de pouvoir politique. Pour y remédier, il faut renforcer les institutions démocratiques régionales, comme transnationales. Ce second postulat n’est pas possible sans le premier. Ce serait une erreur fondamentale de penser qu’on peut restaurer le pouvoir de la démocratie sans renforcer son ancrage local et régional. Sans quoi nous ne parviendrons pas à civiliser l’économie mondiale.

Il y a quarante ans, la Question jurassienne était une question nationaliste, linguistique et de drapeau. Comment la définir aujourd’hui?

J’ai toujours compris la lutte pour le «Jura libre» comme un engagement pour l’autonomie régionale et pas comme un combat nationaliste. Le fait que la question linguistique ne soit plus un argument prioritaire me semble être un grand progrès. J’ai l’impression que l’ancien combat jurassien a surestimé le potentiel intégratif de la langue dans une région d’une grande diversité culturelle et de mentalités. Je me pose une question délicate: même si 40 ans nous séparent des premiers plébiscites, peut-être que la consultation du 24 novembre arrive quand même trop tôt. Beaucoup de gens redoutent de se lancer dans un débat ouvert, désinhibé des violences du passé. --- Je regrette qu’après avoir décidé d’organiser le vote les gouvernements bernois et, surtout, jurassien n’aient pas suscité un dialogue, lors de tables rondes, dans chaque commune du nord comme du sud du Jura, pour inviter partout les citoyennes et les citoyens à articuler leurs projets et à en débattre ensemble, en intégrant les différences. --- L’organisation institutionnelle n’est pas une fin en soi. C’est un moyen pour mieux vivre, être plus libre et plus juste, s’organiser de telle manière que chacun y trouve son «chez soi». L’image du puzzle des partisans du oui exprime une erreur conceptuelle grave. Le processus qui pourrait être lancé en cas de oui le 24 novembre serait bien plus mouvant, innovant et dynamique – le résultat étant ouvert – que la recomposition d’un puzzle, qui est l’antithèse puisque, dans un puzzle, le cadre est fixé à l’avance et chaque pièce a sa place déterminée.

Etait-il judicieux de créer le canton du Jura en 1979? Les gens vivent-ils mieux que s’ils étaient restés dans le canton de Berne?

La création d’un nouveau canton a été un progrès fantastique et audacieux. Par contre, ce qu’on en a fait, après 1979, mérite réflexion et discussion. J’en avais parlé avec Roland Béguelin, à qui j’avais dit: tu as travaillé comme un général et tu as gagné en réduisant les citoyens à des soldats qui t’obéissent. Mais les soldats n’ont pas été préparés à bien vivre la liberté acquise, à exprimer leur créativité et leur fantaisie, pour faire du nouveau canton un canton qui attire l’attention et l’intérêt des Suisses, et particulièrement des Jurassiens du sud, par son originalité et la qualité particulière de ses relations avec les citoyens, ses voisins suisses et européens.

Comment expliquez-vous que l’invitation à réfléchir à son destin institutionnel – c’est le sens de la votation du 24 novembre – ne séduise pas, a priori, une majorité dans le Jura bernois?

Pour être honnête, je n’ai pas l’impression que l’invitation déchaîne d’énormes passions non plus dans le nord du Jura! Peut-être sommes-nous confrontés à une crise européenne. Beaucoup de gens ressentent des dangers existentiels, économiques, écologiques. Il manque des réponses politiques convaincantes. Cette angoisse latente génère une aversion pour le changement et les réformes. La majorité semble préférer s’enfermer dans le statu quo et éviter les ouvertures, même celles susceptibles de s’attaquer aux sources des angoisses latentes. --- L’ouverture fait peur. Je comprends le probable non du Jura bernois comme une expression de la crise de confiance politique non seulement dans cette région, mais en Suisse et en Europe. Trop nombreux sont ceux qui ont perdu le goût de vouloir essayer ensemble quelque chose d’autre et de mieux.

Les parties au débat interjurassien opposent d’un côté l’autonomie institutionnelle de proximité, de l’autre l’appartenance à un grand canton bilingue d’un million d’habitants. Qu’est-ce qui est préférable?

Nous devons repenser le fédéralisme suisse. Les structures actuelles ne sont plus adaptées à l’espace quotidien des citoyens. Ainsi, le canton de Berne est peut-être trop grand, ce qui l’empêche d’intégrer sa diversité d’une manière progressiste fructueuse. A l’inverse, même en unissant le nord et le sud du Jura, on risque d’avoir un canton potentiellement trop petit. C’est aussi le cas pour le canton de Neuchâtel. --- Je relève qu’un oui le 24 novembre dans les Juras pourrait aboutir à davantage que la simple addition des deux régions. Ce serait bien d’y adjoindre des régions voisines, soleuroises, neuchâteloises ou même avec Bâle-Campagne. La vallée de Waldenburg présente le même génie industriel rural que l’Arc jurassien. Des corrections sont à apporter au découpage de la Suisse, pas seulement dans la logique économique de la masse critique, mais aussi en réunissant des régions où le quotidien des gens est similaire, même si les mentalités ou la langue sont différentes, car cette diversité est source d’enrichissement et d’épanouissement.

Faut-il supprimer les cantons?

C’est illusoire, et même pas une utopie. Car les Suisses sont tout autant, sinon plus, attachés à leur canton qu’à leur pays. On pourrait maintenir les cantons et les réunir au sein de régions sub ou supracantonales. Une telle démarche pourrait être, partiellement, l’un des effets du processus proposé aux Jurassiens le 24 novembre. Un oui à dépasser les structures cantonales actuelles, pour les intégrer dans des régions plus larges correspondant mieux à l’espace de vie quotidien.

Le processus démocratique des Juras est exceptionnel. Pourquoi le reste de la Suisse s’y intéresse-t-il si peu?

Je lis avec tristesse la «Schadenfreude&rauo; de Christophe Büchi dans la NZZ, presque cynique quand il présente le scrutin jurassien. Pour comprendre ce qui se passe dans le Jura, il faut être disposé à s’intéresser à sa complexité, aimer ses habitants de tous bords ainsi que cette région unique.

Pourquoi le vote institutionnel des Jurassiens ne figure-t-il pas à l’agenda du monde politique fédéral?

Parce que la démocratie directe, comme presque toutes les questions institutionnelles, philosophiques et abstraites ne figurent plus à la une des médias. Rares sont les personnes qui s’en préoccupent. C’est comme les angoisses profondes, mais cachées, dont je parlais précédemment. Le bling-bling et le sensationnalisme nous paralysent. Les réflexions fondamentales sont moins sexy que de demander une audition à Edward Snowden sans lui garantir l’asile dont il a besoin. De plus, le Jura souffre de son éloignement. La distance mentale entre Zurich et Delémont est bien plus grande que la distance géographique.

Qu’il résulte d’une fusion avec le Jura bernois ou qu’il poursuive sa route seul, le Jura restera un petit canton, périphérique, aux moyens limités. Vaut-il la peine de s’y intéresser?

Absolument. Je pense que, pour devenir intéressants, le Jura et son gouvernement doivent adopter une autre stratégie que celle de la normalisation, voulue depuis trente ans. Il faut investir davantage pour rendre plus visibles l’héritage industriel rural, la richesse culturelle, le terreau favorable à l’utopie et le dépassement des frontières nationales. Le Jura pourrait se doter d’un développement susceptible d’attirer les regards extérieurs s’il le construisait sur la base d’une discussion entre autorités et population, en ouvrant tous les champs des possibles et même des utopies. Le Jura doit trouver d’autres moyens que ceux utilisés par les autres cantons, plus grands et plus puissants, pour se faire entendre. Il peut apporter quelque chose à la Suisse, pas seulement tirer parti de l’argent fédéral. Le Jura pourrait être un pont vers l’Europe qui inspire la Suisse. Mais il lui manque la fantaisie et la générosité nécessaires.


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