01. Dez. 2009

Le Temps

Seuls les citoyens eux-mêmes
peuvent corriger leurs propres erreurs



Ardent avocat de la démocratie directe, Andreas Gross est en colère après le vote anti-minarets. Il explique pourquoi il fallait invalider une initiative contraire aux droits de l’homme. Bien que sacralisé, l’exercice des droits populaires en Suisse mérite d’être soumis à une réforme, estime le conseiller national socialiste. Interview.

Par Denis Masmejan

La volonté populaire a parlé, et la Constitution contient désormais une disposition interdisant la construction de nouveaux minarets. L’issue du scrutin a surpris jusqu’aux partisans de l’initiative eux-mêmes, qui ne s’attendaient pas à une victoire aussi écrasante. Mais cette victoire qui semble les embarrasser reste un choc pour beaucoup d’autres.

La démocratie directe est-elle vraiment à ce prix-là? A partir de quel stade les droits populaires, dont la Suisse est si fière, pourraient-ils se muer en poison social? Père de la première initiative «pour une Suisse sans armée», devenu depuis lors une sorte de penseur de la démocratie directe, le conseiller national socialiste zurichois Andreas Gross livre ici sa réponse. Le scrutin de dimanche n’a pas ébranlé sa foi dans les droits populaires. Mais ceux-ci ne peuvent fonctionner correctement, dit-il, que si certaines conditions sont réunies par ailleurs. Et elles ne l’ont pas été, estime le Zurichois, pour la votation sur les minarets.

Ce n’est pas la première fois qu’une initiative place la Suisse dans une position délicate au regard des traités qu’elle a signés, et singulièrement de la Convention européenne des droits de l’homme. Ce fut le cas il y a cinq ans, avec l’acceptation de l’initiative pour l’internement à vie des délinquants dangereux et «non amendables». Ce ne sont là, peut-être, que des accidents de parcours. Mais ceux-ci pourraient aussi être l’amorce, au contraire, d’une utilisation nouvelle des droits populaires susceptible, à terme, de marginaliser la Suisse tout en érodant les libertés individuelles.

Etes-vous choqué par le résultat?

Oui, je suis choqué. Avant le scrutin, lors d'une conférence devant 300 gymnasiens, j'ai senti que j'aurais honte si cette initiative faisait 40 % des voix. Alors, avec presque 60 % ... Mais le résultat de dimanche est pour moi l'illustration criante du fait que la démocratie directe en Suisse souffre de l'absence de certaines conditions fondamentales nécessaires pour son bon fonctionnement, un fonctionnement à la hauteur des exigences de notre temps et donc aussi des droits de l'homme. Ni le Conseil fédéral, ni le Parlement, ni les partis, ni même les médias n'ont été à mon sens à la hauteur de leurs tâches. Il est totalement faux de penser que la démocratie directe peut fonctionner toute seule. Il lui faut un cadre, une infrastructure dans laquelle la Suisse doit notamment accepter d'investir des ressources pour que les droits populaires puissent s'exercer correctement.

Concrètement, qu'est-ce qui n'a pas fonctionné?

La Suisse ne dispose tout d'abord pas d'une procédure adéquate quand une initiative populaire est contraire aux droits de l'homme. C'est une question difficile qui devrait idéalement être laissée à une instance judiciaire, mais pour le moment, et le Conseil des Etats l'a encore confirmé récemment, c'est au Parlement qu'il incombe de décider de la validité d'une initiative. Or trop de parlementaires n'ont ni le courage ni les compétences pour faire évoluer les choses sur ce plan. Les partis du centre ont peur des crises, peur de heurter la volonté populaire, ils pensent qu'il faut la suivre et oublient que c'est à eux de convaincre les citoyens de ce qui est juste et de leur éviter des erreurs.

La Constitution dit que seules les initiatives contraires au droit international dit impératif doivent être invalidées ...

Lorsqu'il a fallu se prononcer sur l'initative anti-minarets, j'ai essayé de montrer que la liberté religieuse devait être considérée comme aussi importante pour la paix dans le monde que le principe du non-refoulement reconnu, lui, comme une norme du droit international impératif, et qu'il fallait donc ne pas soumettre cette initiative au peuple. La majorité des chambres, elle, a laissé aller en espérant que le peuple la rejetterait. On voit le résultat. Mais il faut bien comprendre que tout est lié: quand vous acceptez de soumettre au vote une initiative qui manque de respect envers autrui, vous devez aussi compter avec des affiches dépourvues de tout respect envers les musulmans. Alors, les médias ont parlé des affiches, parce que c'est un sujet plus facile. Mais la question des limites imposées aux initiatives par les droits de l'homme est fondamentale, et elle est sous-traitée par les médias parce qu'elle ne sert pas leur tirage. La Suisse n'a pas encore admis qu'il ne peut y avoir de démocratie sans respect des droits de l'homme. Mais par ailleurs les médias dont la priorité est de répondre aux besoins du marché ne peuvent pas assumer les exigences de la démocratie.

Proposez-vous de changer la Constitution pour permettre l'invalidation d'initiatives contraires à la Convention européenne des droits de l'homme?

Oui, au moins pour ce qui est du noyau dur de la convention, ce serait la solution idéale. L'idée étant de confier un pouvoir de contrôle au Tribunal fédéral, ou de lui permettre de statuer lui-même seul. Le Conseil fédéral doit rendre bientôt un rapport sur la question. ça ne m'empêche pas, aujourd'hui déjà, de penser qu'il faut interpréter les normes existantes de manière à éviter le pire, et à sauver la démocratie directe elle-même contre la tentation de l'opposer aux droits de l'homme.

Pensez-vous, comme le professeur Andreas Auer l'a exprimé dans nos colonnes, qu'un recours à Strasbourg soit possible immédiatement?

Je suis convaincu que non, et j'en ai eu la confirmation par l'un des deux juges suisses à Strasbourg. La Cour européenne des droits de l'homme est surchargée dans des proportions alarmantes, et je ne pense pas qu'elle fera facilement une exception à la règle voulant qu'elle ne se prononce que sur la situation concrète de particuliers, non sur des normes adoptées par les Etats du Conseil de l'Europe.

La question constitutionnelle de la validité des initiatives est seule responsable de la situation que nous vivons aujourd'hui?

Non, ce n'est que l'une des facettes du problème. J'ai parlé du rôle des médias, qui ne couvrent plus les débats publics, mais qui veulent les faire exister eux-mêmes. Prenez cette étude sur l'intégration des musulmans en Suisse (LT du 21.11.2009, ndlr.): c'était déjà trop pour la grande presse alémanique. Ce qui est préoccupant pour la démocratie directe, c'est que les Suisses n'ont plus accès à une information approfondie et différenciée qui leur permettent de comprendre vraiment les enjeux d'une votation. En Suisse alémanique, les partis opposés à l'initiative n'ont rien fait, on n'a pas vu une seule affiche de leur part à Zurich ou à Bâle. La vérité est que les partis n'ont de moyens pour faire campagne que lorsqu'ils touchent des fonds de la part de groupes défendant les intérêts particuliers. On en a eu une preuve de plus avec les entreprises menacées par l'initiative du GSsA contre l'exportation du matériel de guerre. J'ai fait un livre (Débats autour des minarets. Entre confusion et provocation. Editions le Doubs- Service public, 2009, ndlr.), mais on ne gagne pas une votation seulement avec un bouquin.

Le Parlement, les partis, les médias ont failli, dites-vous. Il reste le Conseil fédéral ...

Traditionnellement, en raison de la faiblesse des partis et des parlementaires, le gouvernement est considéré comme la force ayant le plus d'autorité pour expliquer les enjeux d'une votation. Mais nous sommes confrontés aujourd'hui au Conseil fédéral probablement le plus faible de toute l'histoire, à cause des erreurs Hans-Rudolf Merz en particulier. S'il s'était retiré, le gouvernement aurait pu repartir sur d'autres bases et retrouver sa capacité à convaincre. Pour les minarets, Eveline Widmer-Schlumpf a fait ce qu'elle pouvait. Les autres pas.

Le scrutin de dimanche a-t-il affaibli votre foi dans la démocratie directe?

Non. Seuls les citoyens eux-mêmes peuvent corriger leurs propres erreurs. Ce n'est pas la démocratie directe qui est la cause problème, mais la manière dont elle fonctionne en Suisse. C'est un miroir. Il ne suffit pas de casser le miroir pour améliorer le modèle. Il faut remédier aux graves défauts structurels que j'ai évoqués. Que le Conseil fédéral remplisse ses tâches, que le Parlement, les partis et les médias puissent retrouver leur pleine capacité. En Suisse, trop de gens pensent encore que la démocratie directe est un privilège des Suisses, pas un droit de l'homme et qu'en cas de contradiction entre les droits de l'homme et la démocratie directe, c'est la seconde qui doit l'emporter. L'une ne va pas sans les autres. Partout, il faut faire en sorte que les êtres humains deviennent de bons démocrates, et ils ne le peuvent que s'ils respectent les libertés fondamentales.


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