12 jan 2007

Le Temps

ECLAIRAGES:
Le discours totalitaire d'un conseiller fédéral

Auteur: Andreas Gross, Traduction: Fabienne Bogadi

Andreas Gross, président de la Commission des institutions politiques du Conseil national, montre l'arrivée rampante en Suisse d'une rhétorique anti-collégiale: «ou moi ou le chaos».

Certains historiens décrivent le XXe siècle comme un «siècle court». Si l'on se réfère à ses événements les plus décisifs - guerres mondiales, violence, concurrence entre les systèmes - il a commencé en 1914 et s'est achevé en 1989. Quelle sera la durée du XXIe siècle? Nous ne le savons pas encore.

En revanche, l'année suisse 2007 sera longue. Car Christoph Blocher, le chef incontesté et indétrôné de l'UDC, le parti le plus puissant de Suisse en ce début de XXIe siècle, l'a fait commencer le 28 décembre de l'année dernière. Politiquement, elle sera entièrement marquée par les élections au Conseil national et au Conseil des Etats d'octobre, dont l'issue déterminera les élections au Conseil fédéral du deuxième mercredi de décembre, mais dont les effets ne seront pas mesurables avant 2008.

Ces lancements de campagne politique sont rarement annoncés et énoncés correctement. Le discours du 28 décembre du conseiller fédéral Christoph Blocher au Uetliberg n'a été qu'une «évaluation de la situation» et non un regard sur les débats qui marqueront cette année électorale. En outre, le discours a explicitement évité toute allusion à la manière dont l'UDC envisage ces élections.

L'idole de l'UDC a préféré se présenter comme un «simple conseiller fédéral». Dans son cas, on ne sait pas bien ce que cela cache. «Pencher à gauche, tirer à droite» est une feinte bien connue des amateurs de football. En politique, nous savons, du moins depuis l'invention du «novlangue» par George Orwell, que les nouvelles expressions masquent la réalité au lieu de la clarifier. Plus les élections approchent - dix mois, c'est peu - et moins le Conseil fédéral se préoccupe des dégâts provoqués par ces mystifications verbales.

L'auditeur qui en ce jeudi 28 décembre 2006 a écouté les nouvelles à la radio alémanique DRS, autoproclamée radio nationale, n'a rien appris. Ce lancement de campagne électorale à la sauce blochérienne s'est avéré prématuré, opaque et autoritaire. Mais, heureusement, la Suisse est composée de divers courants politiques, aux sensibilités variées et au fonctionnement différent. Vers 17heures, j'ai reçu l'appel d'une journaliste de la Radio suisse romande qui me demandait si je souhaitais commenter les déclarations de Christoph Blocher au Uetliberg. Je me suis branché sur Internet afin de m'informer auprès des agences, ainsi qu'auprès du site officiel du DFJP. Ce que j'y ai lu m'a consterné.

D'une part, le novlangue y régnait en maître. Le conseiller fédéral Christoph Blocher s'y présentait comme le refuge des valeurs traditionnelles de la Suisse et s'y exprimait d'une façon que je ne lui connaissais pas. L'une des particularités de la culture politique suisse est que nul ne peut se démarquer véritablement. Le pouvoir politique est réparti, horizontalement et verticalement, de manière beaucoup trop rigide: aucun autre Etat n'offre à ses cantons et communes autant d'autonomie que la Suisse, et nulle part ailleurs un citoyen n'est autant consulté qu'ici. L'identification de l'Etat et de l'Histoire à un unique personnage, le roi, est une notion qui nous vient plutôt de France ...

Encore plus catastrophique, la manière dont le conseiller fédéral Blocher traite ceux qui ne pensent pas comme lui. Quiconque suit ces félons ou prévoit de donner sa voix à un autre parti que le sien précipite la Suisse dans l'abîme. Il faudra choisir entre «la pauvreté ou la prospérité», «la coexistence pacifique et la criminalité», «le succès ou la débâcle» Cette image en noir et blanc est non seulement une atteinte à la collégialité, car deux conseillers fédéraux au moins œuvrent à la décadence aux yeux de Blocher, mais elle est incompatible avec un système de concordance, dont la particularité est un gouvernement qui intègre différents grands partis, et elle est totalitaire au sens premier du terme.

Un régime totalitaire est un système où un unique détenteur du pouvoir croit connaître et détenir la vérité politique. Ce potentat contredit tout principe démocratique, il exclut tous ceux qui ne sont pas de la même opinion que lui, et les accuse de tous les maux, de la crise économique à la guerre.

A l'occasion de son émission Forum, la Radio suisse romande a organisé un long débat sur les déclarations autocratiques de Blocher, où même le vice-président du Parti radical suisse n'a pas épargné ses critiques. En Suisse alémanique, la radio a gardé le silence toute la soirée, le téléjournal de la DRS s'est contenté de montrer le soleil au-dessus du stratus, les journalistes de "10 vor 10" ont déclaré que ce discours ne contenait rien de neuf. Le jour suivant, certains journaux ont parlé d'immodestie; mais la majorité de la presse alémanique semblait plutôt admirer la hardiesse de cette magistrale arrogance, plutôt que de faire l'effort de reconnaître et de condamner le discours totalitaire.

Ceci n'augure rien de bon pour la campagne électorale et la longue année politique à venir.

© Le Temps. - www.letemps.ch

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