26. Juin 2006
La Brique Mulhouse
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Et si l'on élisait les délégués du futur Eurodistrict de Bâle au suffrage universel direct?
Le Zürichois-Bâlois-Jurassien, Andreas Gross, député socialiste au parlement fédéral, à Berne, et membre de la délégation suisse au Conseil de l'Europe, à Strasbourg, connaît bien Saint-Louis, dans le voisinage français de Bâle, pour y avoir souvent rendu visite au temps de son adolescence, à son grand-père, alors directeur de l'usine Haefely, et à sa grand-mère américaine. Le projet de créer - en principe en 2007 - dans la région des trois frontières, un Eurodistrict, intégrant Bâle et ses proches voisins suisses, allemands et français, l'intéresse fortement. «Ce serait un progrès extraordinaire», dit-il, «si les délégués à cette nouvelle structure étaient élus dans les trois pays concernés, au suffrage universel direct.» Cheville ouvrière de l'initiative «Pour une Suisse sans armée» (1989), qui avait à l'époque, ébranlé la sage Helvétie, Andreas Gross anime à Saint Ursanne (Jura suisse) un «Atelier pour la démocratie directe», institut scientifique ouvert aux chercheurs du monde entier. Pour la connaissance de l'histoire, mais surtout pour l'approfondissement d'une forme d'organisation de la société et de répartition des pouvoirs, la mieux appropriée pour les défis d'aujourd'hui, et de demain, assure Andreas Gross, qui a répondu à quelques questions de «La brique».
Propos recueillis par André Meyer
La brique. - Il y a quelques semaines, en France, le gouvernement a été contraint de retirer l'article de loi instituant le CPE (contrat de première embauche pour les jeunes de moins de 26 ans), devant les vagues de manifestations de protestation, s'amplifiant de jour en jour. La loi pourtant avait été votée régulièrement par l'Assemblée nationale, c'est-à-dire les représentants élus du peuple. Les manifestations des opposants étaient, certes, impressionnantes, avec deux ou trois millions de personnes défilant dans les rues, à Paris et dans les centres régionaux. Mais cela ne représentait finalement qu'à peine 5% de la population du pays. Considérez-vous cependant que cet événement est une victoire pour la démocratie directe?
Andreas Gross. - évidemment pas! Le grand paradoxe de l'histoire de la démocratie en France, c'est que le grand pédagogue et philosophe français, Jean-Marie Condorcet, a développé la démocratie directe, et l'a introduite comme première européenne, dans une constitution, celle de la Révolution de 1793, qui n'est jamais entrée en vigueur; mais aujourd'hui, la France appartient culturellement aux pays qui sont le plus éloignés de la démocratie directe. Quand la France vote dans les référendums, elle applique des plébiscites, parce que ce sont les présidents qui décident quand les Français ont le droit de décider, presque jamais sans aucune arrière-pensée
; La démocratie directe est tout autre chose. Toutes les réformes constitutionnelles doivent se faire obligatoirement par un référendum du peuple; au niveau législatif, c'est toujours une minorité du peuple, qui, en rassemblant des signatures, a le droit de demander un référendum. Mais, je me réjouis de le dire, comme autre héritage de la Révolution française, il existe en France une sorte de «référendum par les pieds». Si un mouvement populaire est capable de mobiliser à Paris plus d'un million de citoyens et citoyennes, contre une décision parlementaire ou
gouvernementale, aucun gouvernement, dans la Ve République, quelle que soit sa couleur politique, ne peut résister. Plus ou moins vite, il va revenir sur sa décision. Comme la dernière fois, avec le CPE.
Mais le CPE a illustré en plus deux aspects essentiels de la profonde crise politique et démocratique, que vit actuellement la France: l'autoritarisme extrême, qui caractérise aujourd'hui la culture politique française, et la faiblesse étonnante du parlementarisme français. Parce que, ce que vous venez d'appeler un «vote régulier de l'Assemblée nationale», était certainement constitutionnellement correct, mais dans une culture de la démocratie, cela signifie tout autre chose que «régulier». N'oubliez pas que c'était le Premier ministre qui avait choisi le concept du CPE avec quelques conseillers, sans même consulter le ministre concerné - souvenez-vous du titre du journal Le Monde: «Où était le ministre?» - ou un représentant des organisations intéressées, comme celles des jeunes, des étudiants, des employeurs, des apprentis. Et dans le Parlement, il n'y a eu aucun débat, parce que le Premier ministre a choisi d'utiliser la procédure qui lui permet d'obtenir l'accord immédiat de la majorité gouvernementale, sans aucune discussion ni amendement. Pour moi ce n'est ni populaire ni parlementaire. C'est peut-être juridiquement correct, mais démocratiquement une horreur. N'oubliez pas ce que disait déjà Périclès, 500 ans avant Jésus-Christ: «Le débat est la condition d'une décision sage.» La France a payé cher pour cette erreur, et les conséquences ne sont pas encore vraiment digérées.
La France, pilier fondateur de l'Union européenne, a dit «non» en mai 2005, au référendum sur la Constitution européenne, entraînant dans son sillage les Pays-Bas et bloquant une avancée, imparfaite, certes, mais avancée tout de même, dans la construction européenne, que tous les autres états membres semblaient vouloir approuver. Faut-il respecter définitivement le choix du peuple, ou au contraire, revoter sur le même sujet, en considérant que les citoyens ne se sont pas vraiment prononcés sur l'Europe, mais ont utilisé leur bulletin de vote, pour exprimer des mécontentements divers. Faut-il suivre l'exemple des citoyens suisses, qui ont voté deux fois sur la question de l'adhésion de leur pays à l'ONU (une première fois, «non», une seconde fois «oui»)?
La Suisse, effectivement, a voté deux fois pour l'ONU: en 1986, la majorité a refusé d'y entrer, en 2002, après une initiative populaire, que j'ai inspirée, elle a accepté. Pour revenir au vote européen, les Pays-Bas l'ont refusé pour des raisons très différentes de celles de la France, parfois même opposées (Ndlr: orientation libérale pas assez marquée), ce qui rend très difficile la conclusion de ce traité constitutionnel en Europe. S'il avait été soumis à référendum populaire, en Grande-Bretagne, au Danemark et en République tchèque, il aurait probablement également été refusé. Personnellement, je m'engage pour une vraie constitution européenne, depuis quinze ans, parce que je suis convaincu qu'il faut transnationaliser la démocratie, pour éviter qu'elle ne perde du pouvoir, face à la mondialisation et au déclin de l'état nation, et que la liberté devienne un privilège pour les gens économiquement privilégiés. J'avoue que j'aurais voté «oui» au référendum en France, mais je comprends parfaitement que beaucoup de Français ont voté «non». Parce que ce n'était ni une vraie constitution, ni un traité. Le processus de la Convention était précipité, et marqué à nouveau par l'autoritarisme de son président et de la direction. Il était peu démocratique, par conséquent. En outre, un texte beaucoup trop long, trop détaillé. J'ai participé déjà deux fois à l'élaboration de constitutions, celle de la Confédération suisse, entre 1995 et 1999, et celle du canton de Zürich, entre 2000 et 2005, par ailleurs aujourd'hui, une des constitutions les plus démocratiques du monde. Si une constitution est trop longue, les citoyens ne la lisent pas, et ce qu'ils ne connaissent pas vraiment, ils le refusent. Mais cette erreur n'était pas très surprenante, parce qu'au début de la Convention, les conventionnels n'étaient pas encore sûrs de devoir élaborer un projet constitutionnel.
Aujourd'hui, ou dans un an, quand les dirigeants de l'UE vont décider comment sortir de la crise constitutionnelle, nul ne peut ignorer les «non» français et néerlandais. Personne ne proposera de faire revoter le même projet. Je vois deux options: ou on reconnaît qu'il est trop tôt pour une vraie Constitution, et on se décide pour un traité transitoire qui préparera un processus constitutionnel, de 2009 jusqu'en 2014, ou on fait élire une nouvelle Convention, qui élabore, avec une autre légitimité, une véritable nouvelle Constitution. Les deux options demandent du courage politique, mais sans cela, on ne peut pas arriver à une Europe forte et légitime, qui défendra les intérêts des peuples, que les états nations ne peuvent plus défendre.
Avec l'accumulation des tâches familiales, professionnelles, les centres d'intérêt divers, les contraintes de déplacements, de plus en plus longs, etc.
quel temps reste-t-il pour l'exercice de la citoyenneté? S'il faut, avant de voter, s'informer sérieusement, écouter, évaluer les points de vue en présence, sur les affaires locales, régionales, nationales, quel temps reste-t-il au citoyen pour vivre? La multiplication des appels aux urnes nuit-elle à la démocratie, provoquant la poussée de l'abstention? La démocratie directe est-elle encore légitime, si le taux de participation est faible?
La liberté, c'est une chose unique qui mérite de l'engagement, de l'investissement en temps, et des ressources, au niveau personnel et social. Passivement, on ne peut pas être libre, la liberté ne se consomme pas comme si elle s'achetait. Et la liberté n'est pas à confondre avec le choix entre des élites ou des produits. La liberté est le droit, la capacité et l'opportunité d'influencer avec d'autres citoyens nos propres conditions de vie. La vie n'est pas un destin tout tracé, l'avenir n'est pas une fatalité. Pour cela, nous avons conquis la liberté. Et la démocratie offre tous les droits, les institutions et les procédures, pour que les conflits, qui sont les enfants naturels de la liberté puissent être gérés par les citoyens sans violence. Jamais les citoyens et les citoyennes n'auront été capables de réaliser ces idées et ces espoirs républicains, comme aujourd'hui. à eux de saisir ces opportunités et de réaliser leurs espoirs. Cela ne veut pas dire un engagement permanent ni une occupation totale. On s'engage quand on pense que c'est utile, que ça vaut la peine, quand on se sent compétent et bien informé. Dans ce sens aussi, en Suisse, 30% des citoyens s'engagent toujours, 20% jamais, et la majorité s'engage sélectivement, dans le sens que je viens de dire. Et cela, sur les trois niveaux de l'état en Suisse; même si la participation moyenne est d'environ 47%, mais cela trois fois par année, sur environ sept sujets, tout cela produit une culture politique avec un civisme beaucoup plus intense, et avec un éloignement du citoyen de la politique et des institutions, moins grand que dans les cultures, avec une participation de 70%, ou même 80%, deux fois sur cinq ans, pendant des élections présidentielles et parlementaires, avec un choix très réduit. C'est la raison pour laquelle une majorité de Suisses préfère se prononcer sur des sujets substantiels, plutôt que d'élire des représentants qui, souvent, cachent leurs vraies intentions.
Système imparfait, la démocratie semble s'installer durablement dans les pays développés, même si l'aspiration à des chefs providentiels n'est pas encore effacée. Mais la démocratie peine à couvrir la totalité du champ social. Elle ne fait guère de progrès, dans l'entreprise qui fonctionne généralement selon un système autoritaire et hiérarchique. Les coopératives de production restent une forme d'organisation plutôt marginale, en dépit d'encouragements, comme en France, des pouvoirs publics, sous forme d'exonération de taxe professionnelle et d'avantages fiscaux. Comment expliquez-vous cette démobilisation de l'idée démocratique sur le pas de l'usine, du bureau? La démocratie directe n'a-t-elle pas besoin de démocratie dans l'entreprise pour espérer gagner la partie?
Nous vivons actuellement deux paradoxes dans l'histoire de la démocratie. Depuis 1789 la démocratie s'est établie comme norme universelle, pour la légitimation du pouvoir politique; aujourd'hui même, les dictateurs doivent se prétendre démocrates, tellement la norme de la démocratie a du poids. Mais, en même temps, le pouvoir de la démocratie de livrer ce que les citoyens attendent d'elle s'érode, avec le déclin de l'état-nation, face à la mondialisation économique, et l'incapacité des démocrates de restaurer le pouvoir de la démocratie, en la constituant au niveau transnational, au minimum européen, pour qu'elle regagne le pouvoir de civiliser une économie sauvage, qui produit des profits énormes pour les riches, et ignore les droits et les besoins élémentaires des pauvres.
Le deuxième paradoxe illustre une sorte de schizophrénie individuelle. La majorité d'entre nous se laissent traiter comme des objets, dans les entreprises, pendant cinq jours de la semaine, et pensent quand même possible de pouvoir agir comme sujets de la démocratie, le dimanche. Je ne pense pas que c'est possible, et c'est une des raisons pour lesquelles la démocratie s'affaiblit. Dans tous les domaines de la vie, pendant tous les jours de la semaine, il nous faut oser plus de participation dans toutes les décisions qui nous affectent.
Cela doit prendre le maximum de notre temps. Et l'état démocratique a le devoir d'aider et de soutenir tous ces efforts, et des efforts similaires, pour établir et renforcer la démocratie, en dehors de la sphère de l'état et de l'organisation politique. Comment cette aide pourrait-elle se faire? Elle doit être développée par les intéressés, et selon les différents contextes locaux et temporels.
Dans la Région métropolitaine de Bâle (Bâle et ses proches voisins suisses, allemands et français), va se mettre en place un Eurodistrict, une maison commune intégrant sous le même toit des organismes de coopération transfrontalière, travaillant actuellement en ordre dispersé. Des élus locaux, cantonaux et régionaux des trois pays voisins, vont piloter et animer ce futur Eurodistrict de Bâle. Selon vous, est-il important que ces élus soient désignés par le suffrage universel direct?
Cela serait un progrès formidable, soit pour le développement de la démocratie transnationale, soit pour l'intégration du Dreyeckland du Rhin Supérieur, d'établir un conseil trinational, qui serait élu directement par les citoyens des trois pays et de ces districts concernés. En même temps, ces citoyens devraient décider quelles compétences, aujourd'hui assurées, aux niveaux cantonal, départemental, ou du Landkreis, seraient transférées à l'Eurodistrict. Désignés directement par ces mêmes citoyens, ces élus recevraient aussi la légitimité d'exercer ces pouvoirs délégués. Cela serait aussi une idée productive pour ouvrir un coin de la Suisse sur l'Union Européenne, un territoire déjà largement européen. Cela est vrai aujourd'hui pour la majorité des habitants des cantons du Jura, de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne. Ils sont conscients que beaucoup de problèmes qui les touchent pourraient être mieux résolus par une telle coopération transnationale. D'autant plus que ces cantons suisses forment le centre économique de notre région transnationale. Si l'on pouvait réaliser un tel progrès chez nous, ce progrès servirait d'exemple à suivre pour les autres régions frontalières, en Suisse, au Lac Léman, et au Lac de Constance.
Mais cela serait aussi un progrès pour l'Union Européenne, qui doit apprendre à accepter comme lieu de décision, non seulement ses institutions et les états-nations, mais aussi des régions transnationales, avec des autorités et des institutions, élues directement par le peuple, la grande source du pouvoir dans une démocratie, qui ne peut pas être ignorée, comme quelques bureaucrates, dans nos capitales et à Bruxelles, ont parfois tendance à le faire.
Andreas Gross
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