22.04.2002
Le Temps
Rubrique: opinions
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Andreas Gross: «Oui, la Suisse peut inspirer la Constitution européenne»
Propos recueillis par Denis Masmejan
L'idée est née au lendemain du 4 mars 2001, dans l'espoir de relancer la flamme après l'échec brutal de l'initiative «Oui à l'Europe». A l'appel de la Maison de l'Europe transjurassienne, basée à Neuchâtel, de son organisation faîtière en Allemagne et avec le soutien du Forum Helveticum, trois séminaires se sont tenus à Sarrebruck, puis à Lyon, enfin à Lenzbourg, ce week-end. Les participants y ont adopté une déclaration à l'adresse de ceux qui sont chargés, aujourd'hui, de préparer un projet de Constitution européenne. Ce fut l'occasion, en particulier, d'examiner si le fédéralisme et la démocratie directe helvétiques pouvaient être une source d'inspiration pour ce vaste chantier. L'un des défenseurs écoutés des droits populaires en Suisse, le Zurichois Andreas Gross, conseiller national socialiste, a été le concepteur de ces trois rencontres.
Le Temps: N'est-il pas naïf d'imaginer que les pères de la future Constitution européenne puissent chercher un modèle dans le fédéralisme helvétique?
Andreas Gross: Les Européens n'apprécient pas la valeur d'une idée selon l'identité de l'expéditeur, travers typiquement suisse. Des Belges se sont par exemple référés explicitement à la Suisse, en 1942, quand ils ont développé, en prison, un concept d'intégration européenne. On ne fera pas une Europe plus fédéraliste sans une meilleure participation des citoyens aux décisions. Réfléchir ici à la Constitution européenne est d'ailleurs une manière de reprendre une réflexion que certains Suisses avaient amorcée au XIXe siècle, par exemple Henri Druey, dans la foulée de la Constitution fédérale de 1848. L'idée centrale est de faire du nouveau sans perdre l'ancien.
Mais la Suisse semble avoir perdu, elle, le fil de son intégration européenne...
Nous avons aujourd'hui épuisé la voie bilatérale dans nos rapports avec l'UE. D'ailleurs, en s'abstenant d'inviter des Suisses dans la Convention européenne aux côtés de représentants de pays considérés comme de futurs membres, l'UE a montré qu'elle ne croit pas à l'objectif stratégique de l'adhésion en son temps affiché par le Conseil fédéral, alors qu'en Suisse, certains sont persuadés que le gouvernement veut adhérer.
L'euro, je crois, sera un coup de pouce supplémentaire qui fera évoluer la situation, parce que, pour la première fois, les Suisses ont le même intérêt que les Européens à ce que cela réussisse. Depuis les années 50, tout le monde en Suisse a dormi sur la question européenne, socialistes compris, jusqu'en 1988-1989. Puis, tout a été perturbé par l'Espace économique européen, une idée fausse, parce qu'en contradiction avec les traditions démocratiques et les sensibilités politiques en Suisse. Aujourd'hui, les citoyens de ce pays sont divisés. Il n'y a pour l'instant qu'une minorité qui veut l'adhésion. Et, à l'intérieur de cette minorité, des minoritaires pensent que ce qui se passe en Europe actuellement ressemble beaucoup à ce qui s'est passé en Suisse entre 1830 et 1848. A long terme, on le sait, la Confédération sera membre de l'UE. C'est la nature des mouvements sociaux de prendre du temps. Donc, pourquoi ne pas essayer tout de suite d'influencer la structure? J'ai été ridiculisé il y a vingt ans quand, en parallèle avec l'abolition de l'armée, nous demandions un service civil. Je l'ai été il y a dix ans quand je me suis mis à parler de Constitution européenne. Aujourd'hui, Valéry Giscard d'Estaing est président d'une Convention chargée d'en élaborer une. Alors, reparlons-en dans dix ans.
De là à donner le modèle suisse en exemple au continent, il y a un pas que certains hésitent à franchir. Lors de l'un des trois séminaires, Jean-François Aubert déclarait: «Il vient un point où les écarts quantitatifs rendent les rapprochements un peu artificiels.» Sans compter le poids de l'histoire: la guerre du Sonderbund, ajoutait-il, a fait une centaine de morts. Les guerres mondiales donnent tout de même à la construction européenne un sens différent.
Ces différences, précisément parce que les guerres ont été à ce point une catastrophe, soulignent encore la pertinence de l'exemple suisse. Pour ce qui est de la taille, la question est plus culturelle que géographique. Culturellement, les gens en Europe occidentale sont beaucoup plus aptes maintenant à digérer les grands ensembles. Quant à la démocratie directe, on ne compte, depuis 1945, que deux pays, l'Allemagne et les Pays-Bas, qui n'ont pas appelé leurs citoyens à se prononcer au moins une fois par référendum. Une démocratie purement représentative à 500 millions d'électeurs, ce n'est pas possible J'ai pu constater que la démocratie représentative est considérée désormais presque partout comme insuffisante.
Ici même, on a entendu Wolfgang Schäuble [ancien ministre allemand de l'Intérieur, présent à Lenzbourg ndlr] dire que les Allemands devraient voter sur ce que la Convention proposera. Il n'aurait pas dit cela il y a quelques années encore. Actuellement, un projet existe en Allemagne pour introduire le référendum. Et les Pays-Bas le connaissent désormais depuis le 1er janvier de cette année. Alors, oui, la Suisse peut inspirer la Constitution européenne. Il faut élever l'idée de la démocratie au niveau transnational. La démocratie a besoin de l'Europe comme l'Europe a besoin de la démocratie. D'ailleurs, même Jack Straw, le ministre anglais des Affaires étrangères, a dit qu'une Constitution permettait de mieux défendre les Etats. Ç'a été pour moi une surprise fondamentale de l'entendre, quand on sait que les Anglais n'ont pas de Constitution écrite.
Imaginons qu'un référendum européen dégage une majorité d'Etats en faveur d'un projet. Ceux qui seront mis en minorité l'accepteraient-ils?
C'est un problème qui exige des mécanismes de protection de la minorité, tels que la règle de la double majorité que la Suisse connaît bien. La Convention sera une occasion de travailler là-dessus, mais le délai qui lui est imparti, jusqu'en 2004, sera probablement trop court. Nous ne sommes qu'au début d'un processus. Cela dit, je ne suis pas convaincu que les Etats minorisés auraient nécessairement plus de peine à accepter le résultat d'un scrutin que n'en ont eu les cantons au XIXe siècle. Je ne suis pas sûr que l'intégration des Etats européens aujourd'hui soit plus faible que celle des cantons d'alors. Les tensions étaient extrêmement vives entre eux et la Confédération, entre les catholiques et les protestants, etc. Certes, après la Seconde Guerre mondiale, les Etats européens ont sous-estimé la persistance de réflexes nationaux. Encore une fois, la société en Europe occidentale est aujourd'hui fortement intégrée, notamment à travers la culture, la musique, la télévision, les loisirs. Il n'y a en outre plus d'économie véritablement nationale. Si l'euro est possible, alors la Constitution va de soi. Un autre parallèle peut être fait ici avec la Suisse: des nécessités économiques ont aussi poussé l'Etat fédéral à se développer.
Concrètement, comment verriez-vous fonctionner la démocratie directe européenne?
Il faut éviter des mécanismes trop compliqués. Dans un premier temps du moins, le référendum obligatoire pour toute révision de la Constitution et le droit d'initiative populaire en matière constitutionnelle également paraîtraient suffisants. La démocratie directe est une culture politique qui fait de la délibération sa légitimation. Tout le monde a intérêt au débat. C'est quelque chose que la Suisse ne semble pas avoir compris: l'une des raisons pour lesquelles nous voulons rester ensemble est que nous pouvons débattre tout le temps de nos différences.
Andreas Gross
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