27.09.2004

La Liberté,
Fribourg

DANS LES RUINES DE GROZNY

Quelques jours avant la tragédie de Beslan, il y a eu des élections en Tchétchénie.

ERIK REUMANN, ENVOYÉ SPÉCIAL EN TCHÉTCHÉNIE

Samedi 28 août. L'hélicoptère descend rapidement au plus près du sol. A la porte avant, l'un des membres d'Alfa, l'unité des forces spéciales russes chargée de protéger le conseiller national zurichois Andreas Gross et son collègue polonais Tadeusz Levinski, exécute un mouvement de charge. La délégation du Conseil de l'Europe vient de franchir la frontière nord-ouest de la Tchétchénie.

Après un peu plus d'une heure de bonds par-dessus les bocages et les champs de tournesols, les trois engins virent plein sud pour survoler la petite ligne de collines qui les séparent encore de Grozny, la capitale tchétchène. Peu avant de franchir la crête, les pilotes tirent plusieurs fusées-leurres qui s'envolent en courbes grâcieuses des flancs de leurs hélicoptères. Le ton est donné: en Tchétchénie, il faut être prêt à tout.

PIÉGÉ!

Andreas Gross est chargé par le Conseil de l'Europe d'élaborer un rapport sur les possibilités de résoudre le conflit. C'est sa seconde visite dans cette petite république du Nord-Caucase, déchirée depuis 10 ans par la guerre. La première a eu lieu en juin.

Pendant tout ce deuxième voyage, le Zurichois et ses collègues devront constamment rappeler le véritable sens de leur mission: se faire une idée de la situation dans la petite république du Nord-Caucase. Les Russes voient en eux des observateurs officiels: une manière de légitimer des élections présidentielles tchétchènes très contestées par la communauté internationale.

ENTRE RUINES ET ORDURES

A l'aéroport Severni, le groupe embarque directement dans les véhicules qui les attendent. Accompagnée par des voitures de police aux sirènes hurlantes, la colonne roule à tombeau ouvert en direction de Grozny.

Après le check-point qui garde l'entrée du secteur militaire au nord de la ville, c'est un spectacle de désolation qui défile sous les yeux de la délégation. Partout des ruines, des débris, des ordures. Officiellement, la guerre est terminée depuis 2001. Mais depuis, personne ne semble avoir vraiment trouvé nécessaire ou le temps de démolir les maisons et immeubles éventrés et d'évacuer les décombres.

Rares sont les bâtiments reconstruits. Seul signe de renouveau: les nombreuses stations d'essence flambant neuves. Avec les ateliers de mécanique et les marchés, elles sont les seules activités économiques visibles dans la ville. Nourriture et mobilité sont les clés de la survie dans un pays en guerre.

MASKHADOV PRÉSIDENT

Sur les murs intacts, la propagande électorale forme les rares taches de couleur dans une cité uniformément beige. «Alou Alkhanov - nasch president», clament les affiches du candidat officiel du Kremlin. Elles constituent l'essentiel de la publicité. Seul Makhmoud-Khasan Asakov, l'homme que le pouvoir russe a choisi pour servir d'adversaire à Alkhanov, le concurrence en matière de campagne électorale. Les partisans des cinq autres concurrents doivent se rabattre sur la peinture pour faire connaître leur candidat: leurs graffitis s'étalent sur toutes les façades. «Nasch president - Maskhadov», proclame l'une d'entre elles. Il y a toujours des Tchétchènes qui estiment que le chef de guerre rebelle, élu en 1997, est leur président légitime.

OÙ SONT LES HOMMES?

La colonne s'arrête finalement devant une ancienne école à Argoun, une ville située à une dizaine de kilomètres à l'est de Grozny. Les gardes du corps de la délégation verrouillent immédiatement le secteur. Tadeusz Levinski, qui doit évaluer la situation humanitaire pour le Conseil de l'Europe, rencontre ses premiers interlocuteurs: des Tchétchènes revenus d'Ingouchie qui ont été provisoirement installés dans ce bâtiment. En fait on devrait dire interlocutrices: les hommes sont quasiment absents. «Demandez-leur où sont les hommes», dit Andi Gross à son interprète. A proximité des oreilles des officiels russes, les réponses sont peu claires, mais il en ressort qu'il est toujours dangereux pour un Tchétchène de sexe masculin de vivre dans la république. Les femmes dominent partout.

L'intérieur de l'école sent la peinture fraîche, les garde-fous des escaliers extérieurs collent encore. «Ils ont commencé à tout repeindre il y a deux semaines», explique une des femmes.

RENCONTRE SURRÉALISTE

Retour à Grozny. La colonne de véhicules franchit les chicanes et les postes de contrôle pour aboutir devant le bâtiment de l'administration présidentielle tchétchène: un bastion fortifié au milieu d'une ville ennemie. Le visage souriant et poupin, Sergueï Abramov, le président ad interim de la république accueille la délégation. L'homme écoute patiemment les questions d'Andreas Gross et de ses collègues et y répond de bonne grâce. Mais il ne démord pas d'un millimètre de la ligne officielle. Pas étonnant: la rencontre se déroule en présence des journalistes. Un jeu pervers se joue: Abramov feint de reprendre les paroles de la délégation, mais en déforme le sens pour les micros présents. Cela donne des phrases comme: «...vous avez raison de caractériser ces gens comme des criminels...», ou «...les bandits, comme vous les appelez...». Les difficultés de la traduction, la présence d'un grand nombre d'officiels et une certaine complaisance du Polonais Tadeusz Levinski, qui voit partout les signes d'une stabilisation, étouffent toute possibilité de protestation de la délégation. La planche sous les pieds de Gross et de ses collègues est savonneuse.

La première journée se termine dans les casernes de la 46e brigade des opérations spéciales du Ministère de l'intérieur. L'ordre qui règne dans le périmètre de la garnison contraste brutalement avec le chaos rencontré au centre-ville. Rues tirées au cordeau, fleurs, fontaines, lanternes d'éclairage imitation XVIIe, chapelle, pavillons où des soldats au repos fument leurs cigarettes. La délégation s'endort au son des chants de drill des soldats russes.

ELECTIONS ET DANSE FOLKLORIQUE

Dimanche. Andreas Gross fait une grimace désabusée. Devant ce local de vote dans le quartier de Leninski, tout est prêt quand la délégation arrive. Des jeunes femmes en costume commencent immédiatement à jouer et à danser. Environ un tiers des électeurs inscrits ont déjà voté, apprend-on à l'intérieur. Un soldat qui se tient à proximité de «l'isoloir» aide gentiment une vieille dame à remplir son bulletin de vote. Dehors, une des danseuses entraîne Tadeuz Levinski au milieu du cercle. Il se laisse aller à quelques pas avant de se resaisir. Quand le député Léonid Sloutsky, qui chaperonne la délégation au nom du Parlement russe, suggère à Andreas Gross de danser à son tour, le conseiller national zurichois refuse tout sec. La colonne repart. Derrière, les danseuses s'engouffrent dans le bureau de vote: la fête est finie. Au deuxième local que la délégation visite, la situation sera assez semblable.

L'après-midi, les hélicoptères reprennent du service. Volant à nouveau en rase-mottes pour éviter d'éventuels tirs de rebelles, la délégation se rend à Tsenteroï, le fief de Ramzan Kadirov, fils du président Akhmed Kadirov tué le 9 mai dernier par une bombe sur le stade de Grozny.

Sous les caméras de la télévision russe, aux côtés de Ramzan et de Sergueï Abramov, la délégation garde une minute de silence devant la tombe de l'ancien grand mufti tchétchène. «Vous êtes les premiers étrangers à venir sur la tombre d'Akhmed Kadirov, la semaine passée Vladimir Poutine lui-même est venu ici», assure Léonid Sloutsky. Bref, c'est un grand honneur.

DIALOGUE DE SOURDS

Au cours de l'entretien qui suit, Ramzan Kadirov, premier vice premier ministre du Gouvernement tchétchène reste renfrogné. «Comment voyez-vous le règlement du conflit tchétchène: avec les rebelles ou sans eux», demande Andi Gross. «Sans eux. Ce sont des criminels qu'il faut détruire», martèle Kadirov junior avec férocité. Quand le Suisse soulève le problème du respect des droits de l'homme par sa troupe de lansquenets personnels, Ramzan fait semblant de ne pas comprendre. «Cette question concerne le Ministère de l'intérieur, pas moi», tranche-t-il. Le dialogue décolle seulement à l'évocation du match que l'équipe tchétchène de Terek-Grozny doit jouer le 11 septembre contre le FC Bâle. Ramzan préside le club: il est tout sourire. Pour le reste, la discussion a tourné court. Ne fallait-il pas poser plus de questions? «Après ce qu'il a dit sur les ennemis qu'il faut détruire, il n'y avait guère de possibilité de dialogue», explique Andi Gross désabusé. Sa seconde visite en Tchétchénie prend fin.

UN PARCOURS D'OBSTACLES

Lundi. Alkhanov a été élu sans surprise et la délégation s'envole pour Magas, capitale de l'Ingouchie où elle a rendez-vous avec le président Ziazikov. La discussion est suivie par un repas interminable. Les toasts se succèdent. Andi Gross est sur les charbons ardents: l'organisation de défense des droits de l'homme Mémorial l'attend depuis 17 heures. Quand il veut se lever, entrent orchestre et danseurs. «Il faut aller se coucher», dit gentiment Léonid Sloutsky, sourire carnassier aux lèvres, quand la délégation parvient à quitter le palais. «Non, on va aller travailler, cela suffit comme ça!», explose le Zurichois.

Il est finalement 23 heures quand la délégation arrive chez Mémorial. Andreas Gross s'excuse. Les défenseurs des droits de l'homme exposent leurs observations durant les élections. «Nous sommes aussi très inquièts en raison de la multiplication des cas de mauvais traitements et de disparitions en Ingouchie», explique la porte-parole de la petite équipe. Elle présente Bachir, qui a traversé l'enfer aux mains de la police locale. Son frère a eu moins de chance: il est mort. Andreas Gross écoute attentivement. Saoul, Tadeusz Levinski lutte contre le sommeil et la nausée. Adossés contre les murs, les hommes d'Alfa écoutent. «Ces gens ne voient toujours qu'un côté de la médaille», diront-ils plus tard. Les fronts sont déjà figés et rien ne les fera bouger. Alors que dire après Beslan.


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