28.7.18
Quotidien Jurassien
Mosaïque de la Démocratie
Fragment no 83
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Le Genevois oublié père des droits de l’homme
Pour ce qui est de ses propres découvertes intellectuelles immatérielles et d’envergure historique mondiale, la Suisse me semble être un pays un peu bizarre. Presque comme un pays privé de mémoire. Nous avons d’autant plus de peine à nous orienter dans le présent. Seule l’organisation confiante de l’avenir nous paraît actuellement encore plus difficile. Comme si l’avenir allait simplement passer.
Nombreux sont ceux qui ont au moins entendu parler des Boveri, Nestlé, Sulzer, Sandoz, Hoffmann-La Roche, Wander, Kambly, Hayek ou Daniel Borel. Dans le monde immatériel, cela va encore juste pour l’éducateur et pédagogue révolutionnaire Johann Heinrich Pestalozzi ou le fondateur de la Croix-Rouge et parrain de la neutralité Henri Dunant, bouleversé par le champ de bataille de Solferino mais pas toujours reconnu de son temps. Mais qu’en est-il d’Ulrich Ochsenbein, Henri Druey, Thomas Bornhauser, Ignaz Paul Vital Troxler ou Jean-Jacques Burlamaqui? Quand ce dernier, il y a tout juste sept ans, a été couvert de louanges au nom du président Obama par sa ministre des affaires étrangères Hillary Clinton, la plupart des membres des autorités fédérales - y compris l’auteur de ces lignes - n’en ont pas cru leurs oreilles. Qui, parmi les 253 occupants du Palais fédéral en vacances (200 conseillers nationaux, 46 conseillers aux États, 7 conseillers fédéraux), savaient que Burlamaqui avait inspiré les auteurs de la Constitution américaine?
Ancien journaliste et rédacteur de la Weltwoche, Rolf Holenstein est devenu l’auteur de grandes publications historiques. Il a publié il y a deux semaines un ouvrage de plus de 1000 pages qui tente de tirer de l’oubli les pères fondateurs, par leurs actions politiques et leurs écrits, de la Suisse, «pionnier de la démocratie en Europe». Ce faisant, Holenstein suit «l’idée, et en démontre la justesse, que des créateurs clairvoyants, pourvus de caractère, de courage et d’énergie, peuvent concevoir des innovations structurelles en temps d’instabilité - comme l’ont fait les promoteurs de la Constitution fédérale de 1848.»
Au nombre des plus anciens de ces visionnaires qui ont su anticiper 1848 figurait le Genevois Jean-Jacques Burlamaqui (1694-1748), philosophe et expert du droit naturel. Il a commencé le premier, 30 ans avant Diderot, à parler des droits de l’homme. Il entendait aussi par là le droit de chacun et chacune, avec le soutien de l’État, de rechercher le bonheur et de s’efforcer de le réaliser. Dans son principal ouvrage, Principes du droit naturel, publié peu avant sa mort, en 1746 à Genève, Burlamaqui a énoncé les principes fondamentaux du droit public, qui l’ont placé, pour ses contemporains, au même niveau que Montesquieu, Locke, Rousseau, ou Kant par la suite. Il a d’abord inspiré les pères de la Constitution américaine, plus tard leur homologues suisses, lorsqu’ils ont conçu la loi fondamentale, la souveraineté du peuple, les droits de l’homme, la finalité de l’État, la séparation des pouvoirs ou l’équilibre des pouvoirs politiques. Aujourd’hui encore, nombre de ces ingénieurs d’État, oubliés jusqu’au rappel de Holenstein, se lisent comme inspirateurs d’une constitution meilleure et porteuse d’avenir pour l’Union européenne.
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Jean-Jacques Burlamaqui (1694-1748), descendant d’une famille italienne réfugiée à Genève, a étudié la philosophie et le droit avant de devenir professeur à Genève et l’un des philosophes du droit naturel les plus célèbres d’Europe à son époque. Il a notamment inspiré les créateurs de la Constitution américaine, Thomas Jefferson, James Wilson et James Madison.
«
Burlamaqui a écrit l’histoire du monde (...) Il fait partie des penseurs majeurs parmi les experts du droit naturel. (...) Son anthropologie et sa théorie (originale) des devoirs sont considérées comme jalons des droits subjectifs de l’homme. C’est en effet Burlamaqui qui a forgé et étayé la notion droits de l’homme dans ses Principes du droit naturel de 1747. (...) Tout devoir de droit naturel fait face à un droit équivalent. (...) Burlamaqui accomplit (finalement) un tournant dans la théorie contemporaine de l’État. Aux tâches primaires de l’État, protection et sécurité, il ajoute une mission créatrice généreusement conçue. L’État a désormais aussi le devoir de favoriser la recherche humaine naturelle de bonheur, le perfectionnement de son esprit, son bien-être, sa qualité de vie, son plaisir. (...) Thomas Jefferson a suivi le Burlamaqui de 1740 lorsque, comme rédacteur principal de la déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776, il a remplacé les droits de l’homme classiques, la protection de la vie, liberté et propriété par vie, liberté et recherche du bonheur.
»
Tiré de la grande œuvre de l’auteur alémanique Rolf Holenstein Heure zéro; réinvention de la Suisse de 1848; les comptes rendus privés et rapports secrets (Bâle, éd. Echtzeit, juillet 2018, 1070 pages).
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