16 juin 2018

Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

Fragment no 80

Pourquoi sommes-nous incapables
d’atteindre les plus pauvres?



Nous revenons aujourd’hui sur la votation cantonale jurassienne du week-end dernier. La principale gêne ne réside pas dans le résultat. Ce­lui-ci peut tout à fait passer pour mesuré (LQJ) et comme l’expression d’un certain pragmatisme (Alain Schweingruber) des Jurassiennes et Jurassiens qui ont pris part à la votation.

Le problème qui me ronge tient dans le chiffre 25,9 %. Seule cette pro­por­tion d’ayants droits a participé à la dernière votation. Plus exactement, seuls 13'393 hommes et femmes, sur les plus de 50'000 électeurs du can­ton, ont fait usage de leurs droits démocratiques le week-end dernier. La participation n’a été aussi faible que dans les cantons d’Appenzell Rhodes Intérieures et Uri. Alors qu’il s’agissait dans le Jura d’une ini­tia­ti­ve populaire signée par 2'006 électeurs, pour venir en aide aux 990 fa­milles les plus pauvres du canton et leurs 2'870 membres, généralement monoparentales. Comme dans les cantons du Tessin, Vaud, Genève et Soleure, ces familles auraient reçu quelque 900 francs supplémentaires par mois de notre caisse cantonale commune.

Pourquoi une telle offre d’aide sociale n’attire-t-elle aux urnes qu’un quart d’entre nous? Pourquoi les quatre partis les plus sociaux du canton, qui ont tout de même réussi à convaincre 8'600 citoyens et citoyennes lors des dernières élections parlementaires, n’ont-ils même pas pu rallier la moitié de leur électorat pour cette contribution de solidarité? Pourquoi ces partis les plus engagés socialement n’atteignent-t-ils même pas les citoyens et citoyennes les plus pauvres afin de les mobiliser aux urnes? Pourquoi ceux-ci ne sont-ils pas motivés à voter? La détresse de ces familles est-elle si accablante qu’elles ne peuvent même pas remplir le matériel de vote et l’apporter à la poste? Pourquoi ces familles n’ont-elles pas remarqué qu’elles pouvaient s’aider elles-mêmes en votant? Pour­quoi trois quarts des Jurassiens et Jurassiennes, qui se considèrent comme plus sociaux que le Suisse moyen, sont-ils aussi indifférents au sort des familles les plus pauvres?

Mon second souci concerne la débâcle que les Jurassiens ont évitée de justesse le week-end dernier. Car ils ont passé tout près d’un résultat qui n’aurait pas correspondu du tout à la volonté de la majorité des votants. Ainsi, dans le district socialement ouvert de Delémont, les deux projets, l’initiative tout comme le contre-projet du Gouvernement et du Parlement, qui offrait la moitié environ du soutien financier prévu par l’initiative, ont été rejetés de peu. Dans le district socialement le plus courageux, les Franches Montagnes, les deux projets ont été approuvés sur un score serré aussi. Les deux choses n’ont été possibles que parce que trop de votants ont voulu exprimer leur préférence pour l’une des formules de soutien. Cela signifie que, dans le Jura, la méthode de calcul qui s’ap­pli­que aux initiatives avec contre-projet conduit à opposer les partisans de réformes plus ou moins avancées les uns aux autres, avec le risque que les deux variantes échouent.

La méthode qui s’applique en pareil cas depuis 30 ans au niveau fédéral est nettement meilleure. Dans le cas où les deux variantes, initiative et contre-projet, recueillent une majorité des voix, les votants ont le droit, grâce à une question subsidiaire, d’exprimer leur préférence pour l’une ou l’autre. Cette procédure permet à tous les électeurs d’exprimer leurs préférences sans menacer un progrès ni provoquer un vote nul que presque personne n’aurait voulu. Il est donc temps, dans le cadre de la révision totale de la Constitution jurassienne requise par la venue de Moutier, de modifier aussi la procédure applicable aux initiatives avec contre-projet, en adoptant pour une fois la solution fédérale, meilleure.

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Edouard Louis, né en 1992 à Hallencourt (Somme) dans un milieu populaire, a grandi dans «une maison sans livres», il s’est développé avant tout grâce à des cours de théâtre. Il a déjà publié trois livres, dont En finir avec Eddy Bellegueule (2014), il enseigne la littérature moderne au Collège américain de Dartmouth (New Hampshire).

«
J’écris pour tous les corps qui ont été tellement détruits par le monde social et sa violence qu’ils ne peuvent plus crier eux-mêmes. Ma mère
a été heurtée par mes deux premiers livres, parce que j’y évoquais sa pauvreté. Cette réaction pose un problème littéraire et politique majeur: comment est-ce qu’on peut changer le monde, ou au moins agir sur le monde, si les gens qui souffrent ont honte de souffrir?
»

Extrait de l’interview Impossible de ne pas être révolté de Raphaëlle Leyris avec Edouard Louis dans Le Monde du 18 mai 2018 à l’occasion de la parution de son dernier livre, Qui a tué mon père (Seuil).


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