18. Nov. 2017

Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

Fragment no 52

Trois révolutions pour lancer la démocratie


Nous ne devons pas la mise en œuvre de la démocratie uniquement à la Révolution française de 1789. Celle-ci n’aurait pas eu lieu sans la Révo­lu­tion américaine de 1776. Car cette dernière a eu pour cœur la Décla­ra­tion d’indépendance des 13 colonies britanniques, le 4 juillet 1776. Pour la première fois dans le monde, ces mots ont alors été proclamés: «Nous tenons pour vérité ultime que tous les hommes ont été créés égaux, et qu’ils ont tous les mêmes droits inaliénables, comme le droit à la vie et à la liberté, et le droit de rechercher le bonheur.» Cette phrase a eu une influence inégalée sur la Déclaration française des droits de l’homme de 1789.

Mais au fond, il y a eu deux Révolutions américaines. Toutes deux ont eu lieu à Philadelphie, capitale de l’État de Pennsylvanie. Et c’est la même année et dans le même bâtiment, l’Hôtel de ville de Philadelphie, à deux étages de distance. Dans une révolution, dite extérieure ou nationale, les membres de l’ancienne assemblée des délégués des treizes colonies ont op­té en majorité pour la séparation avec la Grande-Bretagne, ouvrant la porte à l’indépendance des États-Unis. Dans la deuxième révolution, dite intérieure ou sociale, il s’agissait de savoir comment exercer ce jeune pou­voir autonome. La nouvelle société américaine devait-elle devenir une société démocratique juste, où tous seraient préservés de la dé­tres­se, ou une société à gouvernement démocratique, mais admettant d’énor­mes inégalités sociales et privilèges économiques?

Cette deuxième révolution, moins connue chez nous, a eu lieu à l’étage supérieur de l’Hôtel de ville de Philadelphie, dans le cadre de la Con­sti­tu­ante de l’État de Pennsylvanie, sous la présidence de Benjamin Franklin (1706-1790), homme le plus célèbre de la ville. La Convention constitu­tion­nel­le comptait 99 membres, élus pour la première fois au monde par presque tous les citoyens de Pennsylvanie, et exerçant pour la plupart les métiers de paysans, artisans et ouvriers. En l’espace de deux mois, ils sont parvenus à mettre sur pied la constitution la plus démocratique de l’époque dans le plus important des 13 États américains: elle répondait aux besoins et soucis de la majorité de la population.

L’historien Gary Nash parle de réalisation d’une «démocratie radicale» avant tout sur la base des éléments suivants: Pour la première fois au monde, le droit de vote ne dépendait plus de la propriété, mais était attribué à presque tous les hommes blancs. De plus, on renonçait à une Chambre haute réservée aux riches pour se contenter d’un conseil ouvert à tous. Troisièmement, la durée des mandats était limitée à sept ans afin de démontrer que tous sont capables de représenter le peuple. Enfin, la séparation des pouvoirs était sérieuse: le gouverneur devait se borner à appliquer les lois et, sans droit de veto, laisser tout le pouvoir législatif au conseil; l’élection de ce dernier devait avoir lieu chaque année, et chaque loi - autre première mondiale - devait être imprimée après approbation et mise en consultation auprès des citoyens avant la décision parle­men­tai­re. C’était déjà très proche du référendum de la première constitution de la Révolution française.

Les constituants les plus progressistes ont même tenté d’insérer dans la constitution une norme permettant à l’État d’empêcher la concentration de la propriété dans les mains de trop peu d’hommes. La majorité n’en a pas voulu. Plus tard toutefois, le Parlement a utilisé la nouvelle consti­tu­tion pour des réformes dans ce sens, telles que la limitation des mono­po­les, l’imposition selon le montant du revenu, l’abolition de l’esclavage, et d’autres mesures favorisant l’égalité des chances dans la vie.

Néanmoins, les rares commerçants et grands propriétaires riches et privilégiés de Pennsylvanie n’ont jamais abandonné la lutte contre cette nouvelle constitution. Quatre ans plus tard, ils ont réussi à faire élire un Parlement qui a aboli certaines des dispositions les plus progressistes. En conséquence, cette révolution à l’échelon de l’État de Pennsylvanie a échoué tout comme au niveau de l’État fédéral; la nouvelle constitution fédérale de 1788 est en effet dépourvue des notions auxquelles tenaient les démocrates radicaux de 1776. Elle ne contient ni la phrase révo­lu­tion­nai­re de la déclaration d’indépendance ni la démocratie; les vainqueurs ont été les fédéralistes comme Alexander Hamilton, James Madison, George Washington ou le gouverneur de Virginie Edmund Randolph. Ce dernier avait dit à la Convention fédérale: «Le plus grand danger vient des éléments démocratiques des anciennes constitutions», comme celle de Philadelphie en 1776.

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Gary B. Nash, né en 1933 à Philadelphie, historien américain
qui s’est concentré sur le rôle essentiel des pauvres, des ouvriers,
des Noirs et des Indiens dans la Révolution américaine. Depuis juste
50 ans, il est professeur à l’Université de Californie, à Los Angeles.

«
La Constitution de l’État fédéral de Pennsylvanie adoptée
en septembre 1776 a été une victoire pour les petits paysans,
pour les artisans des villes - dont beaucoup n’avaient jamais eu
le droit de vote, faute de propriété - et pour tous les réformistes radicaux qui rêvaient de tenir les riches en échec afin de rendre la société plus juste. Ce fut une grave défaite pour les riches commerçants, les grands propriétaires et les conservateurs qui voulaient garder leurs privilèges.
La Constitution de 1776, en plaçant l’accent politique plus à fond dans le peuple, faisait route vers la démocratie. Cela correspondait aux vues des révolutionnaires, qui pensaient devoir mobiliser toute la société contre les Britanniques pour atteindre l’indépendance. Dans l’idée que les os, tendons et muscles des classes productives feraient l’avenir de la république, et que les riches improductifs, qui vivaient de leurs affaires avec l’argent et les terres, devaient être écartés du premier plan.
»

Tiré de l’article de Gary B. Nash Le groupe radical de Philadelphie, qui a poussé la Pennsylvanie à l’indépendance et la démocratie, paru dans le recueil Les radicaux fondateurs; rebelles, radicaux et réformateurs aux origines de la nation éd. Young/Nash/Raphael, New York 2012.


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