22 avril 2017
Quotidien Jurassien
Mosaïque de la Démocratie
Fragment no 24
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Du rêve démocratique à la dérive autoritaire
Dimanche dernier au soir, on a trouvé plus de oui que de non dans les plus de 100'000 urnes électorales de Turquie. Plus de 25 millions de oui, contre 'seulement' un peu moins de 24 millions de non. Cela a donc fait une majorité pour la révision totale de la constitution. Et une majorité, c’est une pièce essentielle dans la mosaïque de la démocratie; un référendum, c’en est une autre. Mais deux pièces suffisent-elles pour qualifier cette décision de démocratique? Autrement dit, les Turcs et les Turques ont-ils décidé démocratiquement de remplacer leur démocratie parlementaire par un système présidentiel très autoritaire et moins démocratique? La démocratie a-t-elle ainsi été affaiblie de manière démocratique en Turquie? Non, non et encore non!
Pour pouvoir qualifier une décision référendaire de démocratique, le processus de décision qui a mené à la votation doit être lui-même démocratique. Cela pose une exigence de qualité à la formation de l’opinion des plus de 55 millions de Turcs et Turques ayant le droit de vote; cette exigence concerne aussi les conditions dans lesquelles ils ont voté, ainsi que la manière dont leurs voix ont été comptées. Tout cela constituent des autres pièces qui doivent être fortes pour qualifier un processus comme démocratique:
Tous les arguments doivent pouvoir être entendus de manière égale. - Alors que trois discours du premier ministre passaient chaque jour pendant des heures sur toutes les chaînes télévisées, les grands partis d’opposition n’ont pas même disposé de dix pour cent de cette durée.
Toutes les organisations et comités de votation doivent pouvoir se structurer et tenir des réunions de la même façon. En Turquie, diverses organisations ont été interdites ces derniers mois, des réunions perturbées et empêchées par des policiers.
La discussion pluraliste dans les médias constitue une source et un pilier essentiel pour la formation démocratique de l’opinion. En Turquie, plus de 150 journalistes critiques ont été arrêtés au cours des dix derniers mois, plusieurs dizaines de stations radio et TV ainsi que de journaux de l’opposition fermés ou transformés par expropriation en organes progouvernementaux.
La société civile et les intellectuels doivent pouvoir se faire entendre dans une campagne référendaire, précisément parce qu’ils expriment des arguments souvent tus par les organes du pouvoir. Mais depuis l’été dernier, près de cent mille citoyens critiques ont été arrêtés, expulsés des universités ou gravement menacés. Ils ont perdu la possibilité de prendre part au débat public.
Le jour de la votation, le vote secret est essentiel à la protection, et donc à la liberté d’opinion. Dans certains locaux de vote turcs, la police et le bureau de vote ont contraint les votants à montrer leur bulletin de vote avant de voter.
Chaque votant dispose d’une voix unique. Par conséquent, les bulletins de vote et les enveloppes dans lesquelles ils sont placés doivent être tamponnés par le bureau de vote qui les remet au votant lorsqu’il a trouvé et coché son nom dans la liste des électeurs. Mais tout à coup en fin d’après-midi, il a été décidé en Turquie de compter aussi les bulletins non estampillés, c’est-à-dire peut-être acquis illégalement et jetés en nombre excessif dans l’urne.
L’autorité électorale centrale a autorisé ce procédé en affirmant: «Nous avons dû le faire!». Ce qui élude un autre élément important de la démocratie, la séparation des pouvoirs. Le fait qu’Erdoğan pourra à l’avenir gouverner seul, tous les contre-pouvoirs étant à son service au lieu de le freiner – cela fait justement de la nouvelle Turquie d’Erdoğan une autocratie qui dégrade la démocratie.
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Ahmet Insel, né en 1955 dans le quartier cosmopolite de Kurtulus à Istanbul, est économiste, éditeur, journaliste et politologue turc.
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Le désir de pouvoir de Tayyip Erdoğan et la forte imbrication entre les réussites électorales de l’AKP et son engagement personnel convergent pour pousser la Turquie vers un régime présidentiel taillé sur mesure. La promesse démocratique de l’AKP s’est transformée au fil de l’exercice du pouvoir en une promesse de restauration civilisationnelle, susceptible de fermer la parenthèse ouverte par l’épisode de la modernisation autoritaire du kémalisme. (...) L’accélération de la dérive autoritaire d’Erdoğan s’explique en partie par sa crainte croissante des conséquences pour lui et ses proches de la perte du pouvoir.
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Extrait du dernier chapitre du dernier livre de Ahmet Insel, La nouvelle Turquie d’Erdoğan, du rêve démocratique à la dérive autoritaire, Paris, La Découverte/Poche, 2017.
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