3. Dez. 2016

Quotidien Jurassien

Mosaïque de la Démocratie

Fragment 5

Le malentendu du pouvoir


Dans le Jura comme ailleurs, certaines personnes se plaignent d’avoir su­bi une injustice. Quand je leur demande pourquoi ils n’ont rien fait cont­re cette injustice, beaucoup répondent: «Je ne peux rien faire, je n’ai aucun pouvoir, je me sens impuissant.»

Comment se fait-il que dans notre démocratie où l’on célèbre le pouvoir du peuple, tant de membres de ce peuple se sentent si souvent impuis­sants? Ce pouvoir est-il simplement réparti de manière déséquilibré dans le peuple? Une petite partie des gens en ont-ils trop et un grand nombre trop peu?

A mon avis, le malentendu est encore plus profond. Il tient du paradoxe. Car parmi ceux qui déplorent leur impuissance, beaucoup sont victimes d’une conception négative du pouvoir, hélas dominante. Cette conception a été forgée par l’éminent sociologue allemand Max Weber (1864-1920), sous le régime d’une société impériale et autoritaire. Selon lui, «le pou­voir est la force de contraindre quelqu’un à une action contraire à sa propre volonté ou même à ses intérêts». Cette vision négative du pouvoir n’a rien de commun avec la démocratie, mais bien davantage avec la force pure ou même la violence.

Une telle conception est un vrai scandale. La puissance est certes, tout comme le ballon en football, l’objet principal de la politique. Mais avez-vous déjà observé un joueur de football qui n’aime pas le ballon? A la manière d’un citoyen qui d’une part se plaint de son impuissance, mais de l’autre rejette le pouvoir?

Ici, il vaut la peine de se souvenir de la philosophe américaine d’origine allemande Hannah Arendt. C’est l’une des seules à avoir développé une conception positive du pouvoir qui trouve sa place dans la mosaïque de la démocratie. Pour elle, le pouvoir signifie la capacité des êtres humains à se réunir et à agir ensemble sur la société. Plus les gens savent agir ensemble pour des buts communs, plus ils peuvent exercer de pouvoir et avoir une influence sur la vie et les relations entre les hommes.

A cet égard, Hannah Arendt souligne qu’un pouvoir potentiel sommeille en chacun de nous, mais qu’il ne peut se réaliser qu’en s’association avec les autres. En d’autres termes: avec beaucoup de talent vous pouvez créer un chef d’œuvre, avec beaucoup de chance vous pouvez devenir riche, mais tout seul en politique, on peut seulement désespérer. Pour réussir quelque chose en politique, nous devons savoir nous réunir, apprendre à nous organiser, agir ensemble.

L’impuissance que beaucoup éprouvent parfois n’est pas qu’un senti­ment. C’est le résultat de la solitude, de l’isolement. Ceux qui savent s’unir avec d’autres personnes qui partagent des sentiments proches peuvent créer du pouvoir et se défendre. Ensemble, ils deviennent puissants.

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Hannah Arendt (1906 -1975), philosophe et politologue allemande naturalisée américaine. Elle a fui le régime nazi pour s’installer
à New York. Elle a consacré son œuvre à défendre la liberté
de l’homme et lutter contre les totalitarismes.

«Tandis que la force est la qualité naturelle de l’individu isolé,
la puissance jaillit parmi les hommes lorsqu’ils agissent ensemble
et retombe dès qu’ils se dispersent. (...) Le seul facteur matériel indispensable à l’origine de la puissance est le rassemblement
des hommes. (...) Et quiconque s’isole au lieu de prendre part
à cette cohésion renonce à la puissance, devient impuissant,
si grande que soit sa force, si valables que soient ses raisons.»

Extrait de Condition de l’homme moderne, de Hanna Arendt, Paris, Calmann-Lévy, 1983, cité dans Guillaume de Vaulx, Apprendre à philosopher avec Arendt, éditions ellipses, Paris, 2013




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