19. Apr. 2016

Le quotidien jurassien

L'Amérique entre démocratie et ploutocratie


De l’extérieur, cela ressemble à un spectacle de cirque géant et bour­sou­flé, à une avalanche de mises en scène des ego, à de la politique trans­for­mée en pur business. Mais à y regarder de près, il y a plus de démo­cra­tie dans le processus des primaires américaines que ce que beau­coup d’Européens croient. Ne serait-ce que parce que des centaines de milliers de citoyennes et de citoyens attentifs ont pu voir quelles entra­ves ploutocratiques freinaient leur démocratie. Mais aussi parce que les Américains entrevoient, grâce à cette élection, comment ces entraves pourraient être vaincues pour libérer la démocratie de l’emprise de l’argent.

Pendant sept semaines, dans sept États américains, j’ai assisté à d’in­nombrables meetings des candidates et candidats, écouté des douzai­nes de débats, lu des centaines de rapports, suivi pendant des heures les commentateurs et analystes à la télévision et parlé avec des diz­ai­nes de citoyens et citoyennes. Et j’ai beaucoup appris.

Le sens de ce processus de primaires s’est révélé à moi, ce processus appliqué pour la première fois en 1912 grâce à l’ancien président Theo­dore Roosevelt, à nouveau candidat cette année-là. Les citoyennes et citoyens ne doivent plus seulement choisir entre les candidats des deux grands partis. Ils ont leur mot à dire dès qu’intervient le choix au sein même des partis. À l’époque, avec son slogan «Laissez le peuple s’exprimer», Roosevelt pensait d’abord à son propre intérêt. Son rival William Howard Taft régnait à sa guise sur les élites républicaines. Pour Roosevelt, la seule issue passait par le fait que les citoyens puissent eux aussi participer au choix des candidats.

La plupart des candidats commencent leur campagne sept mois avant le début des primaires. Ils donnent des conférences pour présenter leur programme, mettent sur pied des équipes de campagne dans tous les États, vont d’une manifestation à l’autre pour récolter des fonds, cour­tisent les donateurs potentiels, montent une équipe de stratèges, de rédacteurs de discours, de spécialistes des sondages et de la communi­cation. Ils se confrontent à des journalistes critiques. Ils s’exercent dans des débats face aux concurrents de leur propre parti ou du parti adverse. Une sélection s’opère déjà au sein de ces «primaires de la primaire». Beaucoup s’aperçoivent dès ce moment-là qu’ils n’y arriveront pas et préfèrent abandonner. D’autres sont mis hors-jeu par leurs gaffes lors des discours.

Ensuite, de petits États comme l’Iowa et le New Hampshire sont les premiers à lancer le processus, selon le calendrier des primaires fixé tous les quatre ans. Comme la plupart des candidats sont des «étran­gers» dans ces États, ils doivent souvent se faire connaître en partant de zéro, et convaincre les électeurs. Mais, dans ces États, c’est pos­sib­le: les citoyens ont envie d’entendre les postulants et de se faire entend­re d’eux. Cela crée des millions de discours, des débats qui révèlent énormément des choses. Une densité des discours que nous connais­sons seulement quelques semaines avant des initiatives et referendums populaires très controverses. Les besoins et l’attitude des milliers d’élec­teurs deviennent aussi importants que le profil, le programme et les ob­jec­tifs des candidats. L’ampleur de l’adhésion que les candidats susci­tent se dessine. Les conditions d’exercice de la démocratie sont alors réunies ainsi que déjà des premiers acquis.

Ces primaires ont rendu visible l’énorme frustration économique, voire la misère, de nombreuses personnes issues de la classe moyenne et leur sentiment d’être ignorées par l’establishment politique. Toutes les pré­vi­sions élaborées par l’élite des partis ont été réduites à néant. Les 140 millions de dollars dépensés par le troisième représentant de la dynastie Bush n’ont servi à rien. La peur de millions d’Américains d’être sociale­ment déclassés, abandonnés à leur sort ou oubliés est apparue au grand jour.

L’impression s’est peu à peu imposée que les actions de Washington ne se décidaient pas en fonction du bien commun, mais dans l’intérêt par­ti­culier des plus privilégiés qui financent les campagnes des candidats. De là viennent les succès de Donald Trump et de Bernie Sanders, ainsi que l’échec de Jeb Bush. De là viennent aussi les grandes difficultés de Hillary Clinton de se manifester comme préoccupé du destin du Main­street et pas comme objet de Wallstreet.

Mais: Que se passera-t-il si le vainqueur de l’élection de novembre ignore tous ces constats et ces ressentiments et ces besoins comme ces espoirs? Ou ne peut tout simplement pas faire ce qu’il devrait faire? Voilà une question très peu «américaine», tant l’idée de la toute-puis­sance de la présidence va de soi pour presque tous les acteurs de l’élec­tion. Il pourrait soudain apparaître que la ploutocratie n’est pas le seul frein à la démocratie. Peut-être que, même aux États-Unis, la politique est rendue si impuissante par les mécanismes des marchés mondiaux qu’elle ne peut plus défendre les intérêts vitaux des Américaines et des Américains.


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