17.12.2003

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«La concordance a été lâchée sans débat»

Andreas Gross - Penser que Christoph Blocher sera muselé est illusoir: s'étant investi d'une mission sacrée, il n'a aucune limite.
Après les élections du 19 octobre et du 10 décembre, la Suisse se retrouve avec une droite très forte, un centre vide et une gauche galvaudant sa victoire. Mais le peuple a été partiellement trompé, estime le conseiller national Andreas Gross (soc/ZH), observateur du fonctionnement des institutions politiques suisses.


Propose recueillis par François Nussbaum

Le PS n'a pas pu barrer la route à Christoph Blocher. Comment l'expliquez-vous?


On a sous-estimé l'état d'avancement de la "blochérisation" au sein du PRD et du PDC. Dans sa stratégie, le PS devait donc attendre moins du PDC. Mais, plus fondamentalement, il y a eu un refus général - avant ces échéances - de débattre de la concordance, qui est probablement enterrée aujourd'hui.
On a l'impression qu'en Suisse, les grands changements n'interviennent que si on ne les prépare pas, sinon ils n'ont pas lieu! Lorsque, ce printemps, j'ai discuté avec Philipp Staehelin (président du PDC) de la concordance qui se lézardait depuis 1995, il m'a répondu: "Je suis d'accord, mais je n'ai pas intérêt à le dire ". On connaît le résultat.

Mais c'est le peuple qui a clairement renforcé l'UDC. Va-t-on le lui reprocher?

Evidemment non. Mais, s'il a renforcé l'UDC, le peuple n'a pas pour autant plébicité Christoph Blocher. Si vous me passez l'expression, le peuple ne délègue pas les emmerdeurs au gouvernement: il préfère les garder au parlement, comme dans les cantons. Il en découle que l'Assemblée fédérale, en élisant Blocher, a outrepassé le mandat qu'elle avait reçu du peuple.
Ce qui me paraît grave, c'est qu'aucune formation politique n'ait clairement dit au peuple qu'en réduisant la concordance à un calcul purement arithmétique (avec deux UDC au Conseil fédéral), on abandonnait la concordance elle-même. Du moins dans le contexte de l'ultimatum « ;Blocher ou l'opposition» ;.

Et le Parlement s'est laissé forcer la main ...

Disons que le Parlement a fait un choix en élisant un gouvernement de droite avec Bloher, mais sans la légitimité du peuple (supposé attaché à la concordance). Donc l'idée que le gouvernement doit être le reflet de l'ensemble des forces politiques, possible en 1959, est aujourd'hui devenue illusoire. C'est désormais au seul Parlement d'assurer ce large reflet.
Le gouvernement, lui, doit être efficace, courageux, créatif. Des qualités qui ne peuvent pas se manifester si on fait coexister l'eau et le feu. Et le PS devra bien admettre, expérience faite, qu'on ne le garde pas au gouvernement pour lui laisser un peu de pouvoir, mais comme alibi. Le pouvoir, il est désormais à droite.

Le PS devrait donc se retirer?

Il en discutera en vue de son congrès en mars. Mais le retrait n'y sera pas décidé. Pour mener une poltique d'opposition, il faut être fort dans tout le tissu social, avoir de grandes ressources militantes. Aujourd'hui, ce n'est pas suffisamment le cas. Et le PS n'a pas, pour compenser ce déficit, autant d'argent que l'UDC.
Le débat devra porter sur la manière de reconstruire, sur la durée, le centre qui a disparu. En commençant par parler avec certains radicaux et démocrates-chrétiens pour définir les jalons d'une future coalition. Il y a un potentiel politique qui peut s'y référer.

Quels jalons?

Par exemple assainir les finances avec une responsabilité sociale (pas seulement baisser les impôts des privilégiés), assainir les assurances sociales sans limiter les prestations aux plus faibles, développer une politique d'intégration à l'Europe et au monde, maintenir un libéralisme ouvert, anticiper les dégâts écologiques.
Mais l'intérêt et le potentiel d'une coalition centriste ne peuvent apparaître qu'au niveau fédéral, c'est-à-dire aux dépens de la logique cantonale dont est issue l'identité des partis. Mais ça prendra du temps, même si le discours fédéral gagne en importance.

Christoph Blocher peut-il perdre la partie, échouant à imposer ses vues?

Miser là-dessus serait totalement illusoire. On ne peut espérer le discipliner parce qu'il maintiendra une double identité gouvernementale et d'opposition, comme le PS ne l'a jamais fait. Et aussi parce que le Conseil fédéral n'est pas, pour lui, un but en soi, comme pour beaucoup d'autres. Mais un instrument au service de la mission dont il s'est investi: sauver la Suisse.
Avec un tel état d'esprit, il n'y a pas de limite. Il pourra très bien démissionner quelques mois avant les prochaines élections, en affirmant que ses collègues l'ont empêché de concrétiser tel ou tel projet. Et il reviendra avec un soutien populaire accru.

Mais que vise-t-il concrètement?

Occuper tout le terrain de la Suisse qu'on peut appeler bourgeoise. Dans ce sens, il s'alimente de tendances qui traversent toute l'Europe et qui rassemblent, en gros, deux groupes: les gens insécurisés et de condition modeste qui ont peur du changement, et les nantis qui ne veulent pas partager leurs privilèges.
Cette constellation de l'inquiétude et de l'égoïsme est forte: elle dépasse la personnalité de Blocher et dépassera son existence, puisqu'il n'est pas éternel. On ne peut donc pas considérer son ascension comme un phénomène populiste éphémère.

Que vont faire le centre et la gauche?

Le centre doit être reconstruit, ce qui peut prendre 20 ans. Dans l'intervalle, on peut introduire dans nos institutions la motion de confiance, entre gouvernement et parlement. Contrairement à certains juristes, je pense que c'est compatible avec notre démocratie directe. Même s'il faut organiser des élections plus souvent.
L'utilité de cet instrument montrerait, s'il le fallait, qu'on a bien changé de système. Mais il y a d'autres signes: on ne s'est plus du tout préoccupé, le 10 décembre, de l'équilibre entre hommes et femmes, de l'âge des candidats, de leur provenance cantonale ou de leur capacité d'intégration.

Andreas Gross



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